Un an d'EFF en Afrique du Sud

Arthur Cerf
31 Juillet 2014



Il y a un an, l'ancien président de la Ligue de Jeunesse de l'ANC, Julius Malema, donnait une conférence de presse et annonçait la création de son parti politique : l'Economic Freedom Fighters. “Nous nous battrons contre la suprématie blanche et pour la restauration de la dignité noire africaine”. Rhétorique cinglante, apologie du Zimbabwe de Robert Mugabe et bérets rouges alignés de part et d'autre du Commandant en Chef Malema : l'EFF était née. Depuis, le parti révolutionnaire a connu une avancée fulgurante sur la scène politique sud-africaine et est aujourd'hui le troisième parti du pays. Décryptage de cette force politique qui dérange.


Crédit REUTERS/Mujahid Safodien
Crédit REUTERS/Mujahid Safodien
Loin d'apparaître comme une alternative convaincante à l'ANC, l'EFF est aujourd'hui bel et bien un des acteurs majeurs du paysage politique sud-africain et a comblé le vide laissé à la gauche de l'ANC. Avec 6,35% des voix aux élections générales de mai 2014, l'EFF compte désormais 25 sièges à l'assemblée nationale et s'est imposé comme la première force d'opposition dans les provinces du North West et du Limpopo. Dans son manifeste, le parti se définit comme « marxiste-leniniste et fanonien ». Il est en vérité populiste, obsessionnel voire raciste. 

Accompagné d'un journaliste politique du Sunday Times, je rencontre le député EFF Andile Mngxitama entre deux bâtiments du Parlement sud-africain à Cape Town. Quand il apprend que je suis Français, il me parle de sa rencontre avec José Bové ou encore de Jean-Luc Mélenchon et de sa verve, qu'il aime beaucoup. Soudain, il se tourne vers le journaliste et lui lance « mais de toute façon vous au Sunday Times, vous êtes super réac' ! » avec un grand sourire, comme pour le faire réagir. « Vous êtes réac' depuis que vous êtes arrivés ici, en 1652... ». Un peu plus tard, le journaliste me dira : « Il est sympa mais il lui a pas fallu trois minutes pour remonter en 1652 ». 

Cette anecdote témoigne bien de l'ambiguïté d'un parti se clamant et s'affichant socialiste mais en fait obsédé par la question raciale et non pas par la lutte des classes. Dans un imbroglio dangereux, l'EFF parle de la « suprématie blanche » mais jamais de la bourgeoisie et désigne la « majorité noire » pour parler de la classe ouvrière. A ceux qui l'accuseraient de racisme, Andile Mngxitama a une réponse toute prête : en 2009, il avait publié un article intitulé Blacks can't be racist dans lequel, se revendiquant de Steve Biko, il affirmait que le racisme s'entend par une volonté de subjuguer un autre groupe. Or, selon Andile Mngxitama, reprenant la pensée du leader du Black Consciousness Movement, les Noirs ne sont pas en mesure d'oppresser les Blancs et n'en ont pas l'intention. Le parti, reprenant une pensée vieille de plusieurs décennies dans un contexte qui ne lui donne plus vraiment prise, remue ainsi une rancoeur raciale inquiétante et attire les voix d'une jeunesse peu éduquée, pauvre ou sans emploi : le chômage tourne autour de 50% chez les moins de 25 ans, qui représentent 49% de l'électorat de l'EFF. 

L'EFF, exploiteur de la frustration des classes pauvres

Outre cette obsession de la suprématie blanche, le parti promet l'impossible à cette jeunesse désespérée. Nationalisations des mines, des banques, expropriation des terres et redistribution sur le modèle zimbabwéen pour résorber les inégalités et en finir avec la pauvreté. Malema a également promis un salaire mensuel de 12 500 ZAR (près de 900 euros) aux mineurs de Marikana, qui se battaient déjà depuis plusieurs mois pour obtenir ce salaire. Le soutien populiste de l'EFF, qui en mai proposait même une aide financière aux mineurs privés de salaire, a contribué à la longévité de la grève et ce, au mépris des rapports des compagnies minières affirmant qu'elles ne pouvaient pas assumer immédiatement une pareille augmentation (le salaire mensuel d'un mineur étant de 4500 ZAR, soit 300 euros). Résultat : après cinq mois de grève, Amplats (Anglo-American platinum), le numéro un mondial du platine, a enregistré une perte de production annuelle de 40% et a récemment annoncé la vente de ses mines. Vingt-mille emplois sont aujourd'hui menacés. « Ce sont les travailleurs pauvres qui seront punis » affirmait le secrétaire général du Syndicat national des mineurs (NUM). 

L'EFF se nourrit du malaise des couches pauvres sud-africaines qui ont tant espéré de l'ANC, qui ont été déçues voire trahies par le parti de la libération aujourd'hui à mille lieues de défendre la classe ouvrière et qui n'a plus grand chose à voir avec le parti de Mandela. Malema vient donc remplir un gouffre politique laissé à la gauche de l'ANC, exploitant le désespoir d'une population épuisée d'attendre. A une station service de Johannesburg, un cinquantenaire dont la vie n'a pas changé depuis la fin de l'apartheid m'avait dit : « Dans ce pays, il finira par y avoir une révolution contre les révolutionnaires ». Cette colère, elle vient d'abord de la persistance des inégalités héritées de l'apartheid : 30% des Noirs sont au chômage contre 4% chez les Blancs, un foyer noir gagne aujourd'hui encore six fois moins qu'un foyer blanc. L'Afrique du Sud reste un des pays où les inégalités sont les plus marquées. Mais celles-ci tendent à s'aplanir : la nouvelle classe moyenne noire a triplé en dix ans, représentant aujourd'hui plus de 4 millions d'habitants, et l'émergence d'une élite noire avec des hommes comme Patrice Motsepe ou Cyril Ramaphosa sert de modèles aux Noirs sud-africains en même temps qu'elle remet en cause la mantra simpliste de l'EFF selon laquelle tous les Noirs sont pauvres. Deux décennies ne suffisent pas à renverser 350 ans d'exploitation coloniale, l'Afrique du Sud a besoin de temps. Difficile de savoir si elle en a.
Crédit DR
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Secouer le Parlement pour réveiller la démocratie ?

En attendant, le pays devra compter avec l'EFF et ses 25 députés qui ont fait leur entrée au Parlement en mai dernier. Habillés en mineurs (casques et bottes) ou en femmes de ménage, les députés rouges de l'EFF sont déterminés à réveiller la politique sud-africaine. Et s'il est très peu probable que le programme de l'EFF soit en mesure de régler les problèmes économiques et sociaux de l'Afrique du Sud, la frustration des Sud-africains est une réalité dont on peut se réjouir, en bon démocrate, qu'elle soit représentée. D'autre part, si leur manière de frapper à grands coups de manif-happening est pour le moins critiquable, ces Economic Freedom Fighters ont le mérite de secouer le Parlement et de mettre ainsi le projecteur médiatique au centre de la scène politique sud-africaine. Lors de son premier discours parlementaire, Malema a ainsi accusé Zuma « d'avoir peur des Blancs et de manquer de courage ». Il a également été contraint à quitter le Parlement après avoir refusé de retirer son affirmation selon laquelle « l'ANC a tué les mineurs de Marikana », en août 2012. 

Si la formule a de quoi choquer, ce boogeyman de l'ANC marque un point : le parti au pouvoir peut-il sérieusement se déresponsabiliser et se désolidariser des forces de police dans ce qui a été la plus grande tragédie qu'ait connue l'Afrique du Sud depuis la fin de l'apartheid ? Sur cette affaire-là, toute la lumière ne sera sans doute jamais faite. Mais refuser de passer sous silence le massacre de 34 mineurs est une entreprise qui en vaut bien d'autres. Envoyer dans les cordes un parti qui gouverne de moins en moins par adhésion et qui se réclame de Mandela alors qu'il trahit régulièrement son héritage, c'est faire marcher la démocratie en ébranlant la majorité d'une entité endormie sur son passé de parti libérateur.

"C'est important pour notre démocratie qu'ils existent et puissent s'exprimer"

L'EFF, signe de la bonne santé de la démocratie sud-africaine ? C'est l'avis de Jan-Jan Joubert, journaliste politique sud-africain pour le Sunday Times qui se réjouit de voir une force de gauche apparaître sur la scène politique sud-africaine : « Je suis en désaccord total avec ce qu'ils proposent mais c'est important pour notre démocratie qu'ils existent et puissent s'exprimer ». Le paysage politique sud-africain se diversifie et des alternatives à l'ANC émergent, signes que la démocratie sud-africaine fonctionne de mieux en mieux vingt ans après la fin de l'apartheid.

Le 26 juillet 2014, l'EFF fête donc son premier anniversaire au Thokoza Park de Soweto. Julius Malema multipliera les invectives contre l'ANC. On parlera d'expropriation des terres, de la suprématie blanche et des mineurs de Marikana. Le leader jubilera : il a remporté son pari. Mais après un an d'existence, l'EFF apparaît comme un exploiteur inquiétant de la détresse qui marque les couches pauvres de l'Afrique du Sud, au mieux comme un efficace empêcheur de penser en rond. L'EFF fâche, divise et fait réagir. Nul doute que ce sera la force politique à suivre de très près dans les années à venir.

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