Le 25 mai, jour de son élection à la mairie de Kiev, Vitaly Klitschko prend la parole sur la place centrale de Kiev : "Le Maïdan a rempli son objectif clé, nous nous sommes débarrassés du dictateur. Les barricades ont joué leur rôle et doivent être démantelées. Kiev doit revenir à la vie normale". Cris, huées et sifflements des occupants de la place. Cinq jours plus tard, des pneus brûlent sur la place en signe de protestation. L’évacuation de Maïdan est devenu une question lancinante depuis l’élection de Petro Porochenko, vue par beaucoup comme l’aboutissement du processus révolutionnaire. Et ce d’autant plus que le Maïdan épique de cet hiver est aujourd’hui méconnaissable.
Badges à la gloire des cosaques, drapeaux ukrainiens, paillassons à l’effigie de Viktor Ianoukovitch, rouleaux de papier-toilette imprimés du visage de Vladimir Poutine. Des dizaines d’étals de souvenirs se dressent aujourd’hui sur la place centrale de Kiev, aux côtés de la cinquantaine de tentes qui sont demeurées sur Maïdan depuis l’hiver. Beaucoup ont été démontées depuis. En de nombreux endroits où des pieux furent fichés pour soutenir ces abris précaires, des trous dans le béton sont tout ce qui reste de l’occupation qui commença le 1er décembre 2013. Un écran géant passe en boucle les mêmes images de la révolution. La journée les occupants de Maïdan siègent devant leurs tentes, discutent le bout de gras, se donnent parfois rendez-vous pour parader un peu. Le soir ils se réunissent autour d’un karaoké de fortune installé sur la place et se soûlent à la bière tchèque. Les boucliers pris aux Berkuts lors de l’hiver rouillent au soleil de juin. Maïdan est devenu un lieu étrange, entre kermesse et mémorial.
Les épouvantails maison de la place Maïdan. Crédit Pierre Sautreuil
“Nous n’obéissons ni à Porochenko ni à Klitschko”
Les habitants de Kiev sont partagés entre respect et sentiment d’insécurité. Le 8 juin, un homme s’est fait tirer dessus à six reprises au terme d’une bagarre d’ivrognes. “Ceux qui restent sur la place sont des semi-SDF” tranche Natalya, 23 ans. “Ils n’ont pas de travail, pas de famille. Sur Maïdan ils ont trouvé une raison de vivre, un abri chauffé, et les gens leur donnent de l’argent.” Pour Dmytro, 30 ans, il faut que cela cesse : “Ils n’ont plus rien à faire ici. Qu’ils aillent à l’Est s’ils veulent se rendre utile.”
Comme Valéry, 43 ans, ceux qui restent sont persuadés que le combat ne fait que commencer. “Klitschko n’est pas un homme politique, il ne comprend pas Maïdan” déclare-t-il. “C’est un con !” s’écrie Oleg, la soixantaine, visiblement ivre. Le 29 mai, les principaux groupes et organisations encore présents sur Maïdan ont publié un manifeste, proclamant qu’ils ne partiront pas tant que les responsables de la répression policière sur Maïdan demeurent impunis et qu’une nouvelle constitution n’est pas adoptée. “Nous n’obéissons ni à Porochenko ni à Klitschko, nous resterons sur Maïdan jusqu’à ce qu’ils tiennent leurs promesses” tonne Valéry, “et c’est pour ça qu’ils essaient de nous faire partir !”
Les occupants représentent sur Maïdan leur région d'origine. Un parfum de vacances ici chez les natifs de Crimée. Crédit Pierre Sautreuil
Au centre de presse de Maïdan, Rousslan Rasoulov renchérit : “maintenant que le président n’a plus besoin de nous, il veut se débarrasser de nous”. Pour cet homme d’une quarantaine d’années qui supervise une organisation de défense des occupants de la place, le nouveau pouvoir a tout intérêt a voir les tentes disparaître de Maïdan. “Notre présence sur Maïdan est un enjeu éminemment politique, car nous faisons pression sur les nouveaux dirigeants. Notre présence leur rappelle tous les jours que nous sommes prêts à prendre les armes une deuxième fois s’ils trahissent les espérances du peuple.”
Rousslan prétend que des partis politiques et des députés ont offert un emploi ou de l’argent à certains occupants de Maïdan pour les convaincre de plier bagages. Il considère son groupe comme “propre” car il n’a pas accepté d’argent. D’après lui, ceux qui ont accepté de l’argent n’ont pas tous quitté Maïdan, bien au contraire. Ceux que Rousslan qualifie de “groupes sales”, ce sont les milices qui ont accepté l’argent de certaines formations politiques. Ils restent sur Maïdan, en l’échange d’une servilité plus ou moins flexible à l’égard de ces dernières. D’après Igor, 18 ans, étudiant en économie originaire de Dnipropetrovsk présent sur la place depuis fin novembre 2013, près de la moitié des groupes d’autodéfense présents sur Maïdan recevrait de l’argent de formations politiques. Des accusations qui reviennent souvent sur la place, bien que personne ne puisse les prouver.
À l'intérieur d'une tente. 28 personnes dorment ici dans des conditions précaires. Crédit Pierre Sautreuil
“Le vieux Maïdan est mort”
À deux pas de Maïdan, la Maison de l’Ukraine domine la place de l’Europe. Cet imposant centre d’exposition de style soviétiques a été recouvert d’une gigantesque banderole aux couleurs de l’Ukraine. C’est là qu’ont emménagé la Garde Nationale ukrainienne et la Samo-oborona (“Autodéfense”), deux organisations de volontaires plus ou moins intégrées aux structures gouvernementales, s’occupant respectivement de la lutte armée et du maintien de l’ordre. À l’intérieur, Katya, 20 ans, travaille à l’achat et l’acheminement de munitions pour les membres de la Garde Nationale qui se battent à l’Est de l’Ukraine. D’après elle, la vraie pression sur le gouvernement ne vient plus de Maïdan mais de la Garde Nationale : “rester sur Maïdan c’est super, c’est un beau symbole, mais concrètement ça ne sert pas à grand chose” tranche-t-elle.
À l'intérieur d'une tente. 28 personnes dorment ici dans des conditions précaires. Crédit Pierre Sautreuil
Posté devant le bâtiment, Vladimir, 39 ans, porte l’uniforme de la Garde Nationale : marinière rouge et blanche sous un treillis sombre. Il parle sans émotion de ce qu’il appelle “le vieux Maïdan” : “On n’a plus besoin des tentes sur Maïdan. Il faut donner un peu de temps aux dirigeants pour tenir leurs promesses, c’est normal, mais nous restons vigilants. S’ils ne tiennent pas leurs promesses, alors ça se passera mal, et cette fois ci nous opposerons la force à la force. S’il doit y avoir un deuxième Maïdan, ce sera des soldats qu’il faudra tuer, et pas des étudiants.”
Vue de Maïdan depuis l'esplanade de l'hôtel Ukraine. Crédit Pierre Sautreuil