Turquie : Erdogan mène une « politique d'Empire »

25 Janvier 2016



Après les attentats survenus à Istanbul le 12 janvier 2016, le Journal International a décidé de s'intéresser aux tenants de cet événement. Dans cet élan, nous avons aussi décidé de donner la parole à deux étudiants français : Loris, 21 ans, étudiant en science politique d'origine arménienne et Berevan, 26 ans, étudiante en LLCE Anglais d'origine kurde. Ils ont tous les deux accepté de nous livrer leurs témoignages sur l'état actuel de la Turquie. Rencontre.


Le Journal International : Le 12 janvier dernier, Istanbul a été attaquée par un kamikaze, attentat revendiqué par Daech. La Turquie est souvent accusée de soutenir cette organisation, pensez-vous que c'est le cas ?

Loris : Je ne voudrais pas m'avancer car je ne sais pas quelle est la stratégie d'Erdogan, mais je pense que les deux ne sont pas forcément liés. On ne peut pas véritablement croire en sa lutte contre Daech, on pourrait même penser que cela lui apporte de voir ce terrorisme apparaître à l'intérieur de son territoire pour davantage se poser en victime. On le voit bien quand il dit combattre toutes les formes de terrorisme, sans faire de distinction entre le PKK (Parti des travailleurs kurdes) et Daech.

Berevan : Erdogan s'est fait prendre à son propre jeu en essayant de faire croire au monde entier qu'il n'est pas du tout mêlé à Daech. Or, on a beaucoup de preuves maintenant qu'ils sont bien liés. Il a voulu jouer des deux côtés. Comme il veut faire rentrer la Turquie dans l'Union européenne, il essaye de plaire aux grandes puissances. Mais de l'autre côté, il n'est pas intervenu face aux terroristes.

JI : La Turquie essaie d'entrer dans l'Union européenne depuis 1987. Compte tenu de la politique d'Erdogan, maintes fois critiquée, l'entrée de la Turquie dans l'UE est-elle souhaitable ?

Berevan : Absolument pas ! La Turquie est une dictature et n'a pas donc pas du tout sa place dans l'Union européenne. Je pense que la Turquie ne représente pas les valeurs primaires de l'Union européenne et ne devrait donc pas en faire partie.

Loris : Je suis assez contre, pas pour des raisons géographiques ou historiques, mais parce que je pense que l'Europe ferait une grosse erreur en accueillant la Turquie dans l'Union européenne. Cela demanderait encore plus de construction, encore plus d'effort, ce serait un chamboulement dans la politique européenne. On a souvent dit que les choix d'intégration de l'UE détermineraient sa politique globale. Le fait d'intégrer la Turquie ne serait justifiée que par intérêt ponctuel. Or l'Union européenne a déjà des problèmes liés à sa construction. Et je pense que ce ne serait pas bien pour l'Europe d'amener la Turquie avec elle. Et par rapport à l'actualité récente, on ne sait pas ce que cela peut donner à long terme. Cela demande une réflexion très mûrie, et là on n'a pas le recul pour décider.

JI : N'est-il pas important pour l'Union européenne de garder une relation particulière avec la Turquie ?

Berevan : Oui, il y a sûrement des intérêts derrière, mais je ne trouve pas que ce soit judicieux.

Loris : Faire entrer la Turquie dans l'Union européenne n'est pas une solution. Il y a plein d'accords qui se font en dehors de l'Union notamment avec l'Arménie, avec la Géorgie... Et pour autant on n'intègre pas ces pays dans l'Union. Dans le cas de la Turquie, il ne faut pas oublier que la politique expansionniste d'Erdogan tient dans une dictature. C'est une politique d'Empire où le gouvernement est nostalgique de la puissance de l'Empire Ottoman d'antan. Peut-être que l'intégration dans l'Union européenne permettrait de bloquer cette volonté d'expansion, ou peut-être qu'au contraire cela renforcerait sa puissance. Mais, il y a trop de raisons de dire non.

JI : Dans une interview accordée au Journal Internationalun professeur turc affirmait aussi que la Turquie, « pays le plus puissant du Moyen-Orient », était le pays le plus stable de la région et que tous les autres pays subissaient des problèmes démocratiques, politiques et économiques. Partagez-vous cette vision de la Turquie et du Moyen-Orient ?

Loris : Je ne comprends pas comment on peut dire qu'on soutient le gouvernement d'Erdogan aujourd'hui et que la Turquie est stable politiquement. La Turquie fait face à une crise politique majeure dans laquelle la seule solution d'Erdogan est d'avoir encore plus de pouvoir sur la population. On est à deux doigts de massacres ethniques, comme c'était le cas au début du XXème siècle, sous prétexte non pas d'une laïcisation, mais d'une islamisation. Pour moi, la Turquie n'est pas du tout stable, elle est en crise. Et à côté de cela, il y a des pays qui ont plus d'influence au Moyen-Orient.

JI : Dans cette même interview, le professeur turc assure qu'il n'y a pas de différence à faire entre le PKK, ne représentant pas les Kurdes, et Daech. Il soutient aussi que l'image que les Européens se font de la situation kurde en Turquie est due à la propagande du PKK. Qu'est-ce que cela vous inspire ?

Loris : Le problème quand on a un discours d'État qui assimile le PKK et Daech, c'est qu'on retrouve dans la population cette absence de distinction. Erdogan mélange tout en faisant un rapprochement PKK/Daech, alors comment voulez-vous que la population fasse la distinction entre les Kurdes et le PKK ? Les Turcs cassent tous les magasins, tous les commerces kurdes : on a affaire à un véritable lynchage public des minorités ethniques (kurdes, arméniens...). Erdogan a beau dire qu'il n'alimente en aucun cas la haine envers ces populations (qui sont pourtant autochtones), ce n'est en réalité par le cas, car les policiers n'interviennent souvent pas lorsque des magasins kurdes ou des populations se font violemment attaquer.

Berevan : Ce n'est pas parce que les Kurdes ont des magasins en Turquie que cela signifie qu'ils sont complètement insérés dans la société. Il y a plein de villes kurdes du sud de la Turquie qui sont attaquées tous les jours, dans lesquelles des couvre-feux sont établis. Dans certains cas, des policiers turcs entrent chez des civils pour les tuer. Au bout d'un moment, moi je n'appelle pas ça être frères et sœurs. D'ailleurs, lorsque le chef du parti pro-kurde a déclaré qu'il voulait la paix entre les Kurdes et les Turcs, il s'est fait traiter de « traître » par les Turcs. Je n'appelle donc pas ça un gouvernement stable dans lequel les minorités vivent en paix. C'est de la propagande. Erdogan est le premier à insulter les Kurdes de traîtres et de terroristes, et c'est aussi le premier à ne pas faire la distinction avec Daech. Or tout ce dont il accuse les Kurdes, c'est lui qui le fait. 

JI : Peut-on affirmer que la Turquie est un pays stable et démocratique ?

Berevan : Dictature, propagande et terrorisme. C'est tout ce que la Turquie m'inspire en ce moment.

Loris : Je pense que la Turquie est face à un défi, celui de réconcilier ses populations. Au lieu de le faire, elle l'oppose. Elle est dans la nostalgie d'un Empire révolu, la propagande comme disait Berevan, le culte du Président Erdogan, et tout le monde a l'air d'adhérer à cela, en particulier la diaspora turque qui ne se rend pas compte de ce qu'il se passe. Mais les dirigeants doivent prendre leurs responsabilités afin d'unir leur population au lieu de la diviser.

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Marine Mulcey
Ex-rédactrice en chef, étudiante en Science politique à La Sorbonne, féministe et fan de Rihanna. En savoir plus sur cet auteur