Turquie : Erdogan joue sa crédibilité

Thomas Guichard
31 Octobre 2015



Les élections législatives anticipées ont lieu ce dimanche 1er novembre en Turquie. Le Parti de la Justice et du développement (AKP, fondé par Erdogan) fait face à un enjeu électoral de taille, ayant perdu pour la première fois depuis 2002 sa majorité absolue au Parlement en juin dernier.


Crédit Umit Bektas. Reuters
Crédit Umit Bektas. Reuters
L’ère Recep Tayyip Erdogan avait fait de la Turquie un pays stable. Grâce à une politique de grands travaux, le pays a joui d’une énorme croissance économique sur le long terme (4,9% de croissance du PIB en moyenne entre 2002 et 2013 selon l’OCDE). Depuis 2003, on compte 279 barrages, 144 tunnels et 700 000 logements créés. Avec les révoltes de Gezi, la dérive autoritaire du sultan, passé de Premier ministre à Président en 2014, s'est dévoilée. Se dresser contre lui est devenu presque impossible : une loi interdit toujours le port du masque à gaz aux manifestants. L’État sécuritaire turc n’aurait pas disparu, éclipsé par dix ans d’euphorie. Le 7 juin 2015, les élections législatives s'apparentaient à une sorte de référendum autour du projet d’Erdogan de mise en place d’un régime présidentiel en Turquie.

Alors que la date limite pour la formation d’un nouveau gouvernement expirait en août dernier, le Président n’avait pas convoqué le principal parti d’opposition, le CHP - Parti républicain du peuple - pour former un gouvernement, mais plutôt appelé aux élections anticipées qui se tiendront dimanche. L'occasion de redistribuer les cartes et de donner une seconde chance à l’AKP pour retrouver sa majorité absolue. 

Statu quo dans le pays

Malgré les efforts du Président, une partie du sud-est de la Turquie vote pour le Parti démocratique des peuples (HDP), pro-kurde. « J'en appelle au peuple de toute la région. Si vous ne donnez pas une leçon le 1er novembre à ceux qui s'appuient sur cette organisation terroriste (sous-entendu le PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan), quand donc le ferez-vous ? » avait déclaré Erdogan lundi 26 octobre. Le parti de Selahattin Demirtaş a habilement su rassembler les déçus de la République et les causes marginalisées par l’AKP sous un même étendard. Dans les meetings du HDP, les homosexuels, les défenseurs de l’environnement, les femmes et les Yézidis, au même titre que les Kurdes, agitent ensemble le drapeau. 

Le parti s'implante aussi sur les terres kémalistes du CHP, qui concentre la gauche laïque et libérale. Le CHP n’est plus une alternative depuis quelques années bien qu’il se maintienne autour de 25% des intentions de vote. Il pourrait donc craindre une montée en puissance du parti pro-kurde.

Aujourd'hui, la base électorale de l’AKP reste stable avec 35% de voix pour le Premier ministre Ahmet Davutoglu. Le 18 octobre dernier, la visite d’Angela Merkel en Turquie était un cadeau pour Erdogan, qui peut y voir une manière de légitimer son pouvoir. Cependant, d'après ces sondages de l'Institut Konda des 24 et 25 octobre, les résultats de dimanche ne devraient pas offrir à l'AKP la majorité nécessaire pour gouverner seul. Vers qui devrait se tourner M. Davutoglu ?

rapprochement nationaliste

Après plusieurs années de rapprochements avec la communauté kurde, c’est maintenant vers les nationalistes que se tourne le Parti de la Justice et du développement. La récente montée du Parti d’action nationaliste (MHP) avait été éclipsée par les résultats de juin dernier. Alors que le parti avait été interdit jusque dans les années 1990, il s'affiche aujourd'hui comme la troisième force politique du pays.

C'est ce pan de la société, de plus en plus radical, que l’AKP s’échine à séduire : depuis quelques semaines, l'utilisation abusive du discours sécuritaire constitue l'un des axes majeurs de la campagne du Président et de son Premier ministre. Les nationalistes multiplient les reproches à l'encontre d'Erdogan, évoquant des affaires de corruption en plus des négociations entamées avec les Kurdes dans les années 2000. Pourtant, une coalition entre les deux forces reste envisageable à l’issue de ces élections, si l’AKP n’obtient pas de majorité absolue. 

Seule certitude, la synthèse « turco-islamique » (Tük-islam sentezia) revient en force en Turquie. Fer de lance de cette vieille droite nationaliste, l'idéologie place l’islam sunnite comme élément central de la turcité. La possibilité d’un rapprochement de ce fantasme fascisant avec le Parti de la justice et du développement a de quoi faire peur : si Recep Tayyip Erdogan prenait jusqu’ici des postures autoritaires, il s’appuyait sur une décennie de respect de certains principes républicains fondamentaux, dont la laïcité.

Plus que les résultats électoraux, les choix de l’AKP après le 1er novembre seront déterminants pour la Turquie, déjà amenée à jouer un rôle pilier en ce qui concerne l’avenir du Moyen-Orient.

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