The Act of Killing n’est pas un film agréable à voir. On sait déjà par le titre et un rapide synopsis, un documentaire sur des tueurs fiers de leurs actes, que nous allons assister à des faits et des paroles de témoins d’une violence qui gangrène le monde contemporain. Mais le film de Joshua Oppenheimer apporte une complexité salutaire à son sujet très dur. Le réalisateur connaît bien l’Indonésie, il y a passé de nombreux mois et semble bien maîtriser l’histoire du pays. En 1965, un coup d’État militaire remplace un pouvoir déjà autoritaire et une dictature se met en place. Le parti communiste indonésien est dissout, accusé de coup d’État, et ses membres sont pourchassés par des gangsters engagés par le nouveau pouvoir. Le général Soeharto, au pouvoir depuis 1965, démissionne en 1998 et un processus démocratique est engagé. Les auteurs des massacres des années 1960 ne sont cependant pas poursuivis et les milices paramilitaires continuent d’être plébiscitées par le pouvoir.
Le réalisateur est d’abord allé à la rencontre des survivants de ces massacres. Mais ils vivent le plus souvent cachés et les difficultés se multiplient pour obtenir les autorisations de tournage. Par contre, lorsque Joshua Oppenheimer approche les auteurs de ces crimes contre l’humanité, ils lui racontent leur histoire et désirent ardemment faire un film sur ce qu’ils considèrent comme des exploits. Le film montre donc leurs récits, des scènes d’un film de fiction qu’ils réalisent sur les massacres en les mettant en scène et les moments où les ex-gangsters regardent les rushs du film et les commentent. Le spectateur est ainsi baladé de scènes de violence brute à des scènes oniriques très kitchs où Anwar Congo, le personnage principal, imagine qu’on vient le tuer ou le glorifier. Ce dernier est véritablement considéré comme un sujet de documentaire : le film est aussi bien une recherche sur cette personne et une recherche de cette personne sur lui-même. Rien n’est montré de façon simpliste pour autant : si le personnage semble se rendre compte à la fin du processus de l’horreur de ses actes, les autres ex-gangsters ne sont pas tous aussi « courageux », selon les mots du réalisateur. La compassion n’est pas forcée, il reste un monstre, mais le film permet d’engager un double processus : pour le spectateur, qui tente d’approcher cette réalité inimaginable, pour ce personnage et les Indonésiens qui le glorifient, vers une reconnaissance du massacre pour ce qu’il est.
Ce n’est pas pour autant un film américain classique sur la violence et la sauvagerie des pays moins développés. Le réalisateur a commencé ce film en ayant en tête le fait que la torture n’est pas considérée comme un crime dans l’armée américaine, ou du moins qu’elle n’est pas systématiquement punie, on n’en parle pas ou très peu. Anwar Congo et ses acolytes sont fascinés par les films de gangsters et de cowboys américains, ils disent même s’en être parfois inspiré pour commettre leurs crimes, comme des échos à cette violence en fait universelle. Le réalisateur ne souhaitait pas ainsi faire un film seulement sur l’Indonésie, mais sur les massacres et les crimes contre l’humanité qui sont présents dans le monde entier. Cet aspect universel est peut-être un peu trop mis de côté, mais le matériau était tellement riche sur cette région de l’Indonésie qu’on ne peut véritablement le lui reprocher. On a un aperçu du caractère universel du film lorsqu’un ami d'Anwar Congo discute avec le réalisateur dans sa voiture. Lorsqu’on lui parle du tribunal de La Haye, ce dernier n’a pas peur d’y aller puisque cela signifie qu’il est devenu célèbre. Il considère cette justice comme celle des gagnants. Lui et ses acolytes, dont les Jeunesses Pancasila (milice paramilitaire très présente en Indonésie) sont les héritières, sont aussi des gagnants, ils ont donc le droit d’imposer leurs règles, d’être libres. Et ils le sont dans ce pays où la corruption semble régir les moindres transactions politiques et où les gangsters ont le droit de racketter des vendeurs parce qu’ils sont Chinois. La justice n’est pas encore tout à fait internationale, contrairement à la violence glorifiée. Le film permettra au moins une prise de conscience, ce qui est déjà un progrès.