Teufelsberg : sous la montagne du diable, les fantômes de l’histoire

27 Février 2014



À Berlin, Teufelsberg cache une université nazie sous les gravats de la Seconde Guerre mondiale. Elle attire aujourd’hui les curieux et d’étranges projets.


© Laurène Perrussel-Morin/Le Journal International
© Laurène Perrussel-Morin/Le Journal International
Charlottenburg-Wilmerdorf. Pour ceux qui ont habité à Berlin, ce nom évoque une banlieue paisible. Le dimanche, les personnes âgées et les familles se promènent dans la forêt, bien loin de la vie alternative de la capitale. Quelques courageux font leur footing malgré le froid mordant. Des enfants jouent au cerf-volant : les yeux rivés sur le ciel, ils guettent les premières neiges. Ils savent qu’ils pourront alors faire de la luge sur les collines qui dominent le quartier. C’est au sommet d’une d’entre elles, Teufelsberg, que l’on distingue des sortes d’énormes balles de golf. 

Les fantômes d’une université nazie

La « montagne du diable » porte un nom intriguant et cache des fantômes qui ont vécu l’histoire de l’Allemagne. Cette colline artificielle est située dans l’ancien Berlin-Ouest, à proximité du stade olympique construit par Hitler en 1936. Elle domine de 114,7 mètres la forêt de la ville, Grunewald. Mais cette colline n’a pas poussé seule.

Berlin, en 1945, est partiellement rasée. Ce sont les femmes, appelées « Trümmerfrauen » (femmes des ruines), qui ramassent les décombres pour reconstruire la ville alors que les hommes ne sont pas encore rentrés du front. Comment se débarrasser des gravats qui encombrent l’ancien symbole de la puissance nazie ? Les Alliés, dans plusieurs pays de l’Europe d’après guerre, construisent des collines artificielles, appelées Schuttberg, à partir de ces ruines. Teufelsberg en fait partie, mais elle a une histoire particulière.

Son emplacement n’a pas été choisi au hasard. La colline vise à cacher une université militaire et technique nazie (Wehrtechnische Fakultät) conçue par Albert Speer et inachevée à cause de la guerre. Les travaux se sont arrêtés au deuxième étage du bâtiment en 1942. Les Alliés ont essayé d’utiliser des explosifs pour détruire l’école, mais celle-ci a résisté. Il s’est avéré plus facile de la couvrir de 12 millions de mètres cubes de débris. Sous la colline de Teufelsberg sur laquelle les enfants font aujourd’hui de la luge devaient être formés les futurs nazillons du régime.

Des espions dans des balles de golf

La colline, point culminant de la ville, n’est pas restée nue bien longtemps. Dès 1957, la National Security Agency (NSA), agence nationale de sécurité américaine, ouvre une station d’espionnage, qui sera active jusqu’en 1991. De grosses balles de golf cachent les antennes de la NSA, menacées par le temps hostile du pays. Il s’agit également d’éviter que les Soviets puissent savoir quelle fréquence est captée par les antennes. Enfermés dans des bureaux sans fenêtres et éclairés seulement par la lumière artificielle, les techniciens analysent les signaux hertziens en provenance du bloc de l’Est. Leurs travaux sont ensuite envoyés aux Etats-Unis ou en Angleterre. Les autres écoutes sont brûlées sur place, ce qui permet de chauffer une partie du bâtiment.
Crédits Photo -- Laurène Perrussel-Morin/ Le Journal International
Crédits Photo -- Laurène Perrussel-Morin/ Le Journal International

Autour de la colline du diable, la vie continue. Tous les ans, une fête germano-américaine est organisée sur le Hüttenweg de Zehlendorf, un autre quartier de Berlin. Lorsque les espions réalisent que c’est la grande roue de cette fête populaire qui leur permet de mieux capter les ondes soviétiques, ils décident de laisser l’attraction toute l’année. Dans les années 1960, une petite station de ski est créée sur la colline. Cette fois, les agents de la NSA protestent : les remontées mécaniques gênent la réception. La station de ski est supprimée.

Dans les années 1980, les Américains sont pris à leur propre jeu d’espionnage. Le mécano de la caserne, Hüseyin Yildirim, récupère des documents, qui lui sont confiés par James Hall, agent de la NSA. Il remet ces informations capitales au régime est-allemand. Hüseyin Yildirim sera emprisonné de 1988 à 2004. Il coule aujourd’hui des jours paisibles à Istanbul. Quant à la station, elle a été fermée à la chute de la RDA et du bloc soviétique, mais les bâtiments et les dômes de radar sont encore là.

Des investissements hôteliers à la méditation transcendantale

Les investisseurs s’intéressent bien vite à la colline abandonnée. En 1996, un groupe d’investisseurs achète Teufelsberg à la ville dans le but de construire des hôtels et des immeubles. Les bâtiments de la NSA, intacts, sont supposés être transformés en un musée de l’espionnage. Le projet n’aboutira jamais. Si bien que dans les années 2000, Berlin envisage de racheter la colline. En 2004, la sénatrice du développement de la ville décide de mettre un point final au projet.

La « montagne du diable » ne sera pas transformée en hôtel de luxe, mais elle inspire toujours. En 2007, la Fondation David Lynch se manifeste. Vouée au mouvement de Méditation transcendantale lancé par Maharishi Mahesh Yogi, la fondation souhaite acquérir un terrain sur la colline. L’objectif est d’y bâtir une université qui s’inscrirait dans un réseau d’« universités invincibles », en partenariat avec l’Allemand Emanuel Schiffgens. Celui-ci s’est illustré avec des déclarations douteuses qui ne sont pas sans rappeler la première université supposée voir le jour au nord de Grunewald. Il a ainsi scandé lors de la présentation du projet à Berlin : « Nous voulons une Allemagne invincible ».

La première pierre de la « Tour de l’invincibilité » a été posée par David Lynch sans que les autorités locales n’aient approuvé le projet. David Sieveking, le réalisateur de David Wants to Fly, sur le rapport de David Lynch avec la Méditation transcendantale, rappelle que ce projet de rachat est peu réaliste. Cette colline présente encore 30 millions d’euros d’hypothèques, et la ruine coûterait 2 millions d’euros à détruire. Enfin, la forêt étant protégée, il est impossible d’y construire une université.

Des herbes folles sur les gravats

Depuis mai 2012, un artiste engagé loue les propriétés privées de Teufelsberg. Il fait payer l’entrée sept euros afin d’empêcher tout vandalisme. Les visiteurs doivent signer une décharge : ils sont responsables en cas d’accident. En se promenant dans le bâtiment, ils peuvent aussi croiser des artistes. Les visites se poursuivent malgré leur présence, ce qui laisse penser qu’ils ont été invités. Les anciennes antennes sont désormais recouvertes de dessins de street art qui côtoient les graffitis.

Au sommet de la plus haute tour de la NSA, les visiteurs sont accueillis par un des plus beaux panoramas de Berlin. Des musiciens jouent parfois à l’intérieur du dôme, qui présente une acoustique particulière. Le soleil se couche sur le Berlin moderne, alors que celui des années 1920 détruit par la guerre se trouve aux pieds des visiteurs, sous les herbes folles qui ont poussé. Des échos se font entendre dans chaque recoin. Des ombres passent entre les pièces vidées. À moins qu’il ne s’agisse des fantômes du passé ?

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Laurène Perrussel-Morin
Ex-correspondante du Journal International à Berlin puis à Istanbul. Etudiante à Sciences Po Lyon... En savoir plus sur cet auteur