Tadjikistan, l'opposition passe par une femme

Florian Coppenrath et Anatole Douaud, FranceKoul
7 Octobre 2013



Le 9 septembre 2013 dernier, la Coalition des Forces Réformistes du Tadjikistan a choisi Oynihol Bobonazarova, présidente de l'ONG « Perspektiva Plus », pour représenter l'opposition à l'élection présidentielle. - Par FranceKoul.


Le Parti de la Renaissance Islamique du Tadjikistan (PRIT), le seul parti politique issu de la mouvance islamique autorisé dans les cinq Républiques d’Asie Centrale post-soviétiques, a depuis entériné la candidature féminine de Oynihol Bobonazarova, présidente de l'ONG « Perspektiva Plus ».

Au Tadjikistan, où la sphère politique et l'administration sont largement dominées par l'actuel président Enamolii Rahmon et son entourage, autant dire que les chances de gagner les élections dans l'opposition sont minces. La candidature du président en fonction devrait d'ailleurs être confirmée le 4 octobre, lors du congrès de son parti, le Parti Populaire démocratique. La désignation de Bobonazarova est néanmoins un pas important pour l'opposition tadjike, en particulier pour le PRIT, principal parti d’opposition.

Un choix stratégique pour l’opposition

Le profil d'Oynihol Bobonazarova a été déterminant pour sa nomination. Peu présente sur la scène politique tadjike, son image et sa longue carrière dans la société civile ne sont entachées d'aucun scandale. Sa candidature, présentée tardivement, la rend aussi plus difficilement attaquable par le régime en place. Lors du congrès de son parti, le dirigeant du PRIT, Mukhiddin Kabiri, s'est montré pragmatique. D'après le New Straits Times, qui rapporte ses propos, il a admis : « ce n'est pas facile pour un parti islamique de soutenir la candidature d'une femme. Nous prenons cette décision en toute connaissance de cause ».

- Une candidature surprise pour se protéger du régime

Un candidat issu du PRIT aurait alimenté les craintes liées à un islamisme politique, et aurait été plus difficilement accepté par le régime d'Enamolii Rahmon. Le choix d'une femme assumant sa laïcité - Bobonazarova est apparue couverte d'un simple chapeau, et non d’un voile, lors de son investiture – neutralise, en quelque sorte, ces craintes. D'autres candidats potentiels ont déjà été éloignés par le régime. Zaid Saidov, l'ancien Ministre de l'Industrie, fondateur du parti Nouveau Tadjikistan, a été arrêté pour corruption et polygamie en mai dernier. Il n'avait pourtant pas ouvertement mentionné sa candidature. Umarali Kuvatov, le fondateur du groupe d'opposition Group 24, a quant à lui été arrêté à Dubai pour fraude. En optant pour une candidature neutre, les dirigeants des différents partis de la coalition assurent par la même occasion leurs arrières en cas de défaite. Aucun parti ne sera affecté trop personnellement.

- Améliorer l’image de l’opposition

Pour tous les partis d'opposition, et tout particulièrement pour le PRIT, la stratégie politique s'inscrit bien au-delà de l'enjeu des prochaines élections. Unis autour d'une candidature crédible provoquant un certain émoi médiatique, les forces de l'opposition tadjikes espèrent bien en tirer profit sur le long terme, se faire entendre dans le débat politique et gagner en crédibilité. Pour le PRIT, il s'agit avant tout d'améliorer l'image du parti au sein de la société tadjike, notamment en se défendant de tout projet politique islamiste.

L’histoire du Parti de la Renaissance Islamique du Tadjikistan remonte aux années 1990. Il est le seul survivant officiel d'un mouvement du même nom visant à regrouper tous les musulmans de l’ex-union soviétique. Pendant la guerre civile, le PRIT, en tant que principal mouvement d’opposition, a mené prises d’otages et attentats à la bombe dans des bâtiments publics.

- La modération contrainte de l’opposition islamiste

La posture modérée du PRIT est quelque peu forcée. Pays frontalier de l’Afghanistan, le Tadjikistan continue à servir de base arrière aux talibans, et la pression internationale pour contrôler les groupes radicaux est forte. Depuis les attaques terroristes d’août 2010 revendiquées par le mouvement islamique d'Ouzbékistan (IMU), la marge de manoeuvre du PRIT a été fortement limitée. Les mosquées sont dorénavant sous surveillance vidéo et les membres du parti ont dû arrêter de prendre officiellement part aux prières du vendredi. Ils ont été harcelés par les autorités et plusieurs raids policiers ont été lancés au siège du parti.

L'assouplissement actuel du PRI s'est accompagné d'une communication résolument tournée vers la jeunesse tadjike, au travers des réseaux sociaux et du développement de projets d'aide sociale notamment. La nomination d’une femme comme représentante est une concession très habile. Parce qu'elle suscite les faveurs de l'Occident, cette candidature est susceptible de mobiliser des ressources au niveau international, via un soutien des organisations transnationales. Tout en affirmant ouvertement qu’un islam politique est aujourd’hui dépassé, Mukhiddin Kabiri, le leader du PRIT, continue d’affirmer vouloir créer au Tadjikistan « une société islamique », c’est-à-dire une société de culture islamique non soumise aux lois de l'islam.

- Candidature de l’espoir et dernier espoir

Mukhiddin Kabiri, leader du Parti de la Renaissance Islamique (PRI) | Crédit Photo -- nahzat.tj / Flickr
Mukhiddin Kabiri, leader du Parti de la Renaissance Islamique (PRI) | Crédit Photo -- nahzat.tj / Flickr
Babanazarova se présente comme la candidate du consensus, avec en ligne de mire l'intérêt de son peuple. Dans ses déclarations, elle prend soin de se démarquer des élites politiques au pouvoir. Elle a ainsi affirmé à EurasiaNet : « Les serviteurs du peuple doivent être de véritables serviteurs, et non des maîtres avec des privilèges spéciaux ». Mais sa nomination est conditionnée, en cas de victoire, à une présidence intérimaire. À ce titre, elle s'est engagée à poursuivre un mandat précis : la stabilisation du pays et la garantie de son développement sur le long terme. Son programme prévoit d'une part la décentralisation du pouvoir politique par un transfert de compétences au profit du parlement et l'élection de représentants locaux, et d'autre part des plans de soutien à l'agriculture et aux PME.

Cette candidature, judicieusement associée à la présence d'une opposition unie, pourrait bien affaiblir le régime. Certains comparent déjà Oynihol Babanazarova à Roza Otounbaïeva, présidente par intérim du Kirghizstan voisin après le renversement du régime du Président Kourmanbek Bakiev en 2010. Pour valider sa candidature, Babanazarova doit encore réunir, d'ici le 7 octobre, les 210 000 signatures de soutien exigées par la loi électorale, tâche ardue si l'on en croit les affirmations de membres de la coalition.

À l'étranger, la candidature de Bobonazarova séduit. Les médias internationaux s’intéressent soudainement à l’élection tadjike, jusque-là passée inaperçue dans la presse occidentale.

- Une femme présidente ?

Dans un pays où, depuis la fin de la guerre civile, les inégalités homme/femme se creusent et où le modèle traditionnel et patriarcal de la société a fait un retour en force, une candidature féminine à un poste de dirigeant semble aller à contre-courant de l'évolution de la société tadjike.

D'après certains commentaires postés sur les réseaux sociaux, les Tadjiks ne semblent pas prêts à élire une femme à la tête de l'État. À cet égard, le titre de l'article de Global Voices, qui reprend l'un de ces commentaires, est significatif : « Une femme pourrait uniquement devenir présidente si tous les hommes disparaissaient au Tadjikistan. Et même dans ce cas-là, ce serait difficilement envisageable ». Cette candidature apparaît risquée et prématurée tant elle semble éloignée de la réalité tadjike.

- Inconnue chez elle, mais populaire chez les observateurs étrangers

À cela s'ajoute le fait que Bobonazarova est très peu connue hors de la capitale, parmi ses propres concitoyens. Privée de visibilité médiatique, accaparée par le pouvoir en place, elle pourra difficilement atteindre l'électorat tadjik vivant dans les zones les plus isolées. L'émoi suscité par cette candidature surprise risque de ne toucher que la capitale, les milieux restreints des intellectuels, des acteurs et observateurs internationaux.

Bobonazarova pourrait aussi aisément être étiquetée comme la candidate de l'Occident. Au cours de sa carrière au sein de la société civile, elle a dirigé le bureau de l’« Open Society Institute Assistance network », une organisation affiliée au réseau des Fondations Soros. Elle est aussi proche de l'OSCE. Ces liens ont d'ores et déjà été mis en avant dans les médias, tels que EurasiaNet, affilé aux Fondations Soros, Courrier International ou NewStraitsTimes. Mais aucun article n'exprime beaucoup d'enthousiasme sur ses chances de remporter l'élection. Comme le soulève le blogueur Mustafo, il faut aussi envisager une possible ingérence de la Russie, laquelle pourrait voir d'un mauvais oeil cette candidature plutôt favorable à l'Occident, en particulier aux États-Unis. Cette proximité pourrait être un fardeau pour la candidate et l'opposition. L’année dernière, le leader du PRI s'était rendu aux États-Unis sur invitation de la George Washington University pour parler de l’opposition au Tadjikistan. Cette visite tend à montrer que la coalition cherche le soutien et la visibilité des puissances occidentales.

- Pas forcément un fardeau ?

À l'inverse, cette dimension internationale pourrait tout aussi bien servir l'opposition. Selon l'expert Alexandr Kniazev, cité par Nezavisimaya Gazeta, la pression internationale est le seul facteur qui pourrait mener la candidate de l'opposition vers la victoire : « Si, dans la période pré-électorale, le président Rahmon agit façon répréhensible pour l'Occident, alors le chœur des organisations non gouvernementales occidentales, de l'OSCE aux écologistes, commencera à faire pression sur lui, brandissant les valeurs occidentales, et alors Bobonazarova pourrait avoir une chance ».

Dans cette élection, seul le poids des réactions de l'étranger est en mesure de faire peser la balance d'un côté ou de l'autre. De même que seule la lueur d'une alternance politique crédible peut attirer l'attention sur le Tadjikistan et semer les germes d'un espoir qu'un changement de régime y est possible. Même si le contexte était différent, ce fut le cas pour le Kirghizstan avec la révolution des tulipes.

Une élection à risque pour le président Rahmon ?

Le président Emomalii Rahmon, lors d’un meeting à Isfara en juin 2012 | Crédit photo -- Jadamoti Matbouyot / Хадамоти матбуот / Flickr
Le président Emomalii Rahmon, lors d’un meeting à Isfara en juin 2012 | Crédit photo -- Jadamoti Matbouyot / Хадамоти матбуот / Flickr
L’élection présidentielle au Tadjikistan est un événement majeur non seulement pour le pays, mais aussi pour toute la région. De l'avis de l'expert américain sur l'Asie centrale, Bruce Pannier, cité par trend.az, aucune stratégie, aussi bien huilée soit-elle, ne permettra à la coalition des forces d'opposition de remporter cette élection. D'après lui, aucun candidat de l'opposition ne peut gagner cette présidentielle, Rahmon étant le seul candidat connu : « Dans tous les cas, les Tadjiks ayant vécu la guerre civile préféreraient un dirigeant qu'ils connaissent à quelqu'un de nouveau et d'imprévisible ». L'opposition mise davantage sur les effets à moyen et long terme. Kabiri, le dirigeant du PRI affirme : « Notre objectif maximal est de gagner. Notre objectif minimal est d'obtenir un bon résultat et de transmettre les idées de notre programme à la population du Tadjikistan. Une fois que la majorité les aura adoptées, elles [les idées] commenceront à avoir un effet d'elles mêmes ».

Cette candidature surprise peut-elle réellement changer le paysage politique au Tadjikistan ? C'est peu probable. Le régime en place exerce un contrôle à tous les niveaux. Les élections du 6 novembre prochain risquent de déboucher sur un non-événement et d'écourter la carrière politique de Bobonazarova. Dans l'éventualité d'une victoire, cette dernière s'est de toute façon engagée à n'assumer qu'un mandat de transition. La candidate de l'opposition s'avère être davantage la figure de proue d'une éventuelle nouvelle opposition unie. Mais grâce à cette candidature, le PRIT tire son épingle du jeu. Le parti réussit à se débarrasser de son image trop religieuse tout en se montrant capable de gouverner dans un État laïque. De ce point de vue, la stratégie politique de l'opposition est un succès.

Pour aller plus loin

Plus de sources sur Oynihol Bobonazarova.

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