Tadeusz Mazowiecki, de Solidarnosc à la thérapie de choc

Hugues Barra, correspondant à Cracovie, Pologne
2 Novembre 2013



Tadeusz Mazowiecki, chef du premier gouvernement de la Pologne postcommuniste, est mort lundi 28 octobre 2013 à Varsovie, à l’âge de 86 ans. « Ce fut l'un des pères de la liberté et de l'indépendance polonaise, a réagi le ministre des Affaires étrangères, Radoslaw Sikorski sur les ondes de la radio TOK FM .


Crédit Photo --- PAP | Pawel Supernak
Crédit Photo --- PAP | Pawel Supernak
Bien moins connu à l’étranger que Lech Wałęsa, président-fondateur de Solidarność, Tadeusz Mazowiecki est une figure politique centrale de l’histoire polonaise, mais aussi européenne, ayant participé non seulement à la transition de son pays vers la démocratie, mais aussi à la réconciliation, au lendemain de la Guerre Froide, des « deux Europe ». Gazeta Wyborcza, un quotidien polonais ayant soutenu, en 1989, la coalition du Parti Solidarność lors des premières élections libres à la sortie du communisme, dépeint « un homme de principe, étranger à tout opportunisme » et qui fut « certainement le meilleur Premier ministre de toute l’histoire polonaise ».

Son rôle ne s’est pas limité à celui – déjà titanesque – de démocratisation de la Pologne au moment de la chute de l’URSS. Mazowiecki, juriste de formation, écrivain et journaliste, a participé avec ferveur, pendant toute la période communiste, à la dissidence intellectuelle et au dialogue politique avec le pouvoir central. Membre du KIK (club de l’intelligentsia catholique), ainsi que fondateur en 1958 du mensuel Więź (Le Lien) autour duquel étaient regroupés plusieurs intellectuels catholiques, il fut un homme de foi tout autant que d’indépendance d’esprit.

Sa démarche politique aura cependant été blâmée à maintes reprises. On a pu en effet critiquer sa lenteur, sa prudence excessive ; Mazowiecki n’était pas un révolutionnaire au sens fort et commun du terme. Il était conscient que l’opposition devait jouer avec une marge de manœuvre particulièrement fine, afin d’affaiblir le régime sans pour autant provoquer de sa part de réactions violentes. Sa méthode a toujours été de privilégier la réflexion, la négociation, le changement progressif. Une attitude que Bronisław Komorowski, président actuel de la Pologne, résume en écrivant sur son site officiel : « nous a quitté un homme qui a des moments décisifs pour la Pologne et les Polonais a eu le courage d’être sage ».

Mazowiecki à Gdansk aux côtés de Walesa

En 1980, Mazowiecki rejoint Wałęsa sur les chantiers navals de Gdansk pour soutenir la grève ouvrière qui secoue le pays. Plusieurs personnalités de l’intelligentsia polonaise, dont le futur Premier ministre, ont été appelées en renfort afin de former un groupe d’expert pour aider les négociations avec le pouvoir. « Je n’ai pas tellement de conseillers, dira plus tard Wałęsa. Il y a Mazowiecki, le professeur Geremek, le professeur Kukolowicz et Jacek Kuron. C’est tout pour les gens sérieux ».

Ce renfort permet de conférer une ampleur telle au soulèvement, que très vite le vice-premier ministre est contraint de venir négocier sur place – et d’abdiquer -, face à 17 000 travailleurs en grève. Les accords de Gdansk reconnaissent, pour la première fois dans un pays du Bloc, le droit pour les travailleurs de s’organiser en syndicats entièrement libres. Toutefois, le coup de force du général et secrétaire du parti communiste de Pologne Wojciec Jaruzelski, le 13 décembre 1981, met fin à cette victoire éphémère de l’opposition sur le pouvoir central. Avec 6 000 syndicalistes, Mazowiecki est interné pendant un an ; l’ensemble des acquis de Gdansk est bafoué, les syndicats indépendants dissolus.

Mazowiecki n’abandonne pas le combat, le continuant même avec davantage de vigueur. En 1989, il est l’un des principaux négociants à la table ronde qui ouvre le dialogue entre l’opposition et le pouvoir, en vue d’une transition pacifique vers un régime libéral. Ici comme à Gdansk, la prudence et la mesure sont, aux yeux de Mazowiecki, les clefs de la réussite des négociations. Grâce à son talent politique et à l’autorité morale dont il est crédité, les négociations de la table ronde s’achèvent sur la re-législation de Solidarność et l’organisation d’élections (semi-)libres, qui le propulseront à la tête du premier gouvernement polonais non communiste depuis 1945.

Thérapie de Choc et rapprochement avec l’Ouest

4 juin 1989, élections législatives. Solidarność remporte une majorité écrasante à la Diète, renforcée quelques mois plus tard par la formation d’une coalition d’opposition au POUP (le Parti communiste) avec le Parti Paysan et le Parti Démocrate. Nommé à la tête du gouvernement, Mazowiecki, désormais Premier ministre, entreprend dès lors d’ériger la Troisième République de Pologne.

14 mois : malgré cette brièveté frappante, le mandat de Mazowiecki permet le rétablissement des libertés civiques, l’introduction du multipartisme et de la propriété privée, plus globalement la création d’un État démocratique et libéral. Cette métamorphose interne du régime s’accompagne d’une réorientation des alliances politiques, économiques et militaires vers l’ouest – notamment par une réconciliation avec l’Allemagne, qui implique la reconnaissance par Helmut Kohl de la frontière Oder Neisse. Rapprochement qui, n’étant pas uniquement celui de la Pologne avec son voisin, mais aussi celui de deux Europe – si l’expression a un sens – séparées par la Guerre froide, sera une étape majeure dans le processus de construction européenne.

Économiquement, les mesures phares du mandat de Mazowiecki sont élaborées par une commission d’experts présidée par l’économiste ‪Leszek Balcerowicz‬. Un plan est conçu, visant à une restructuration drastique des institutions économiques – privatisation des entreprises, réduction de l’inflation (herculéenne à l’époque)… Le 31 décembre 1989, le président signe les 11 actes du plan. Cette thérapie de choc, consistant en une radicale transition du système communiste au système d’économie de croissance et de marché, a eu un coût très élevé (augmentation massive du chômage, notamment), et qui a mis a mal la popularité de Mazowiecki – même si beaucoup d’économistes s’accordent à dire aujourd’hui que ces mesures ont été, sur le long terme, d’une importance capitale pour la Pologne.

Ces concessions économiques qu’a du faire Mazowiecki sur le court terme ne lui ont pas été favorables politiquement. Candidat aux premières élections présidentielles entièrement libres, en novembre 1990, il sort de la compétition au premier tour, classé 3e avec seulement 18% des suffrages exprimés. Wałęsa, plus populaire, remporte de loin la victoire : c’est lui, l’ouvrier de la révolte contre le communiste, qui a le mieux incarné aux yeux du peuple polonais la lutte pour l’indépendance. Cependant, même s’il ne fut pas crédité d’une telle aura symbolique et révolutionnaire, Mazowiecki a joué un rôle tout aussi central dans ce combat. Son engagement et son autorité morale auront pesé tout au long de sa carrière politique. Avec le président de Solidarność, Mazowiecki fut et reste, écrit le quotidien polonais Gazeta Wyborcza, « la personnalité la plus estimée dans le processus de transformation de la Pologne ».

Notez