Skye : échappée sur l'île des brumes

27 Juin 2014



N'en déplaise aux idéalistes qui rêveraient d'un ferry et d'eaux brumeuses, on arrive à Skye par un pont. Un sacré pont même, qui parcourt aisément les grosses poignées de mètres qui séparent l'île du "mainland", le continent. C'est le mois de mars en Ecosse alors il pleut, forcément. L'Atlantique charrie de lourds nuages qui restent souvent coincés en haut des sommets – pour certains encore enneigés – et donnent à juste titre à Skye son surnom d' "île des brumes". Skye ? Un rêve pour l'étudiante Erasmus que j'étais. Les guides de voyage et les chaussures de randonnée étaient prêts : un matin, une voiture et quelques amis plus tard, me voilà en route.


Crédit photo Alice Quistrebert
Crédit photo Alice Quistrebert
Le premier matin, le réveil sonne l'heure de la randonnée. Skye, c'est un peu le paradis des amateurs de marche et d'escalade et de notre côté, on compte partir à l'assaut du sommet le plus renommé de l'île, "the Old Man".

Mais à Skye, le trajet vaut presque autant que la destination elle-même : y rouler est une expérience. On circule en effet la plupart du temps sur des "single track roads" : des routes étroites écaillées par endroits de nids de poules ; si quelqu'un arrive en face, le plus courtois des deux devra se ranger dans l'un des renfoncements que compte la chaussée pour laisser passer l'autre. Mais on est en mars, et le compteur tend à avaler rapidement les miles car les routes sont calmes. Ce sont bien plus les moutons, plus nombreux que les habitants de l'île, et les points de vue exceptionnels qui nous forcent à ralentir. Car même sous des trombes d'eau, l'île est magnifique et déjà la silhouette du "vieil homme" se dessine. 

A l'assaut du "vieil homme"

L'Old Man of Storr, le "vieil homme de Storr", c'est un peu la légende de l'île de Skye. Mordus de randonnées et marcheurs du dimanche sont réputés attaquer avec la même ferveur l'ascension du massif montagneux. Perchés au sommet d'une vaste colline où l'herbe verte le dispute à des éboulements rocheux quasi-lunaires, de hauts rochers dominent l'île. On ne sait si ce sont les guides touristiques ou les les conteurs locaux qui ont donné à ces éperons les noms de "needle" (aiguille) ou de "old man" (vieil homme). Mais à l'heure où le brouillard, que l'on pourrait littéralement couper au couteau tant il est épais, tombe sur les montagnes, on se plaît à croire que les légendes de bonnes femmes sont vraies. Où, sinon sur cette île brumeuse au large des Highlands, pourrait-on croire que le rocher qui surplombe l'île est un vieux géant figé sur place par les rayons du soleil ? 
Crédit photo Alice Quistrebert
Crédit photo Alice Quistrebert

La tête dans les nuages et alors que mon coeur commence à battre la chamade, je me fais surprendre par un joggeur qui déboule à toute allure, comme s'il avait couru dans les rocailles embrumées toute sa vie. Et après réflexion je me dis que c'est peut-être le cas. Pour les insulaires, l'ascension du "vieil homme" tient sûrement lieu de promenade digestive. Les chanceux. C'est seulement une fois arrivé en haut que l'on prend la mesure de la réputation de Skye, ô combien méritée. Derrière la route, où les rares voitures qui passent sont déjà plus petites que des fourmis, la mer se mêle aux lochs pour glisser ses bras d'eau salée entre l'île et le "mainland". Quand le soleil parvient à percer les nuages, il miroite à la surface des eaux bleutées. Petit moment d'éternité. 

Sur la route du bout du monde

On roule de nouveau. Il fait beau. Cette fois-ci c'est la course entre notre petite voiture de location et les éléments  : on est en mars et il s'agit de coiffer le soleil au poteau alors qu'il est à peine dix-sept heures. Déjà les rayons commencent à être rasants, l'air teinte les sommets de doré, la nuit approche. L'objectif est de rejoindre le bout le plus extrême de Skye : Neist Point. La route est à l'image du lieu : extrême elle aussi, et les virages coupés au cordeau qui surplombent des escarpements sans parapets semblent ne jamais finir. Et puis on arrive, il fait encore un peu jour. 
Crédit photo Alice Quistrebert
Crédit photo Alice Quistrebert

L'endroit a des airs de bout du monde ; pas que des airs car il s'agit bel et bien d'un des nombreux petits bouts du monde que compte la planète. Neist Point, cet îlot rocheux accroché à l'île de Skye par une falaise, se jette avec audace dans l'Atlantique. Il est le dernier bout de terre – aussi rocailleuse et âpre soit-elle – avant des milliers de kilomètres. De l'autre côté, par delà l'océan : l'Amérique. Le parking déjà, pourtant situé en retrait des falaises, est battu par les vents. Le vent souffle fort, dur. Sur la gauche se dessinent des éperons découpés qui abritent des criques de galets blancs. En bas, la mer bat les rochers, bleue, verte, noire, grise, au rythme de l'humeur du ciel. Un chemin piéton dévale la colline pour mener à l'attraction locale : le phare. Construit par un aïeul de Louis Stevenson, une famille de constructeurs de phares, on comprend qu'il ait inspiré le futur auteur de "L'île au trésor", et plus tard Virginia Woolf ("To the Lighthouse").

Crédit photo Alice Quistrebert
Crédit photo Alice Quistrebert
Quand on descend vers le phare, on ne manque pas de remarquer des sortes de câbles qui cassent l'impression de bout de terre délaissé par l'Homme – et gâchent aussi singulièrement les photos dont j'imaginais déjà orner les murs de ma chambre. Alors je m'approche, curieuse, je veux voir, et je découvre qu'il s'agit d'un antique système de téléphérique. En l'espace d'une seconde, me voilà projetée un siècle en arrière. Je m'imagine gardien de phare ombrageux et solitaire dans ma maison pointue, battue et rebattue par les embruns, un oeil fixé sur les vivres envoyés par ce téléphérique artisanal, l'autre essayant de démêler les nappes de brumes qui se mêlent à la nuit pour dissimuler les récifs écossais aux marins. Quelle vie ! Pourtant, le phare lui-même raconte une histoire bien moins épique. Laissé à l'abandon, il donne l'impression d'avoir été pillé : certaines portes fracturées pendent tristement de leurs gonds et les fenêtres brisées ne laissent plus passer que les courants d'air. J'apprends plus tard qu'à l'instar de nombreux phares, celui de Neist Point a été mis en vente. Il ne trouve à l'évidence pas de repreneur assez courageux – ou inconscient. Le dernier gardien du phare a dû rentrer sur le continent, il est peut-être même mort. A défaut de la lumière puissante du phare qui regardait alors l'obscurité droit dans les yeux, les touristes sont désormais les seuls à faire face à l'Atlantique depuis ce petit bout du monde. 

Une nuit dans la capitale

Il fait bientôt nuit. On rejoint la voiture un peu à l'aveuglette pour reprendre la piste caillouteuse qui tient lieu de route sur cette partie de l'île. Direction la capitale.

Portree est avantageusement présentée comme la capitale de Skye. On y arrive par une route goudronnée et à double sens, c'est assez exceptionnel pour être souligné, jalonnée de panneaux qui annoncent donc la "capitale". La ville est censée rassembler la moitié de la population de toute l'île ; j'apprends plus tard qu'elle compte 2500 habitants. Elle est la seule ville conséquente de l'île en dehors de Broadford, un bourg situé à l'entrée de l'île qui compte comme seul intérêt une grande surface, la dernière avant un bout de temps, et de Uig, un port miniature et industriel depuis lequel les ferrys s'élancent pour les Hébrides extérieures. 
Crédit photo Alice Quistrebert
Crédit photo Alice Quistrebert

La place carrée où l'on se gare finalement semble tenir lieu de place du marché, ou de grand parking un peu désert à la saison basse. Elle est bordée de commerces : un café, l'un des trois pubs que compte la "capitale", un commissariat, une auberge de jeunesse dont la façade jaune moutarde ne renierait pas un bon coup de peinture et un distributeur de billets estampillé "Royal Bank of Scotland / Banca Rìoghail na h-Alba". L'occasion de rappeler aux touristes que le gaélique écossais, l'une des langues officielles du pays, reste communément parlé dans les îles. Il est 19h30, et nous avons faim. Nous nous voyons pourtant refuser l'entrée de tous les pubs et restaurants que compte la ville – assez peu au final, ils tiennent sur les doigts d'une main – car il est trop tard, le service est terminé. A Portree en mars, mieux vaut s'y prendre tôt pour dîner. On descend donc vers le port. Il est adorable : un chapelet de maisons multicolores s'aligne près de la jetée. Les silhouettes de quelques chalutiers et annexes ondulent doucement au rythme du clapot. L'île pourrait être déserte.
Crédit photo Alice Quistrebert
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Une affichette placardée derrière une fenêtre attire soundain notre attention : "FISH & CHIPS – SERVED 'TIL LATE" (Fish & chips servis tard). Mais une autre ardoise précise : "Open from Wed 12th March". Nous sommes le 7. Par dépit, nous décidons d'aller noyer notre faim dans une pinte. La rue principale compte un pub, on pousse la porte. L'ambiance à l'intérieur nous confirme que l'île est bien habitée : ça parle fort pour couvrir les charts qui passent à la radio, ça revient de la pêche avec bottes en caoutchouc et cabans à l'appui, ça se tape sur les cuisses, ça joue au billard et aux fléchettes tant que les yeux ne sont pas trop vitreux, ça s'accoude parfois difficilement au comptoir pour demander un autre "dram" (verre de whisky) au barman. L'humeur est joyeuse et le pub a l'air de rassembler tout ce qui se fait d'insulaires et de gens de passage : hommes, femmes, étudiants, travailleurs, retraités, touristes. 

Crédit photo Alice Quistrebert
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Là, une femme d'une cinquantaine d'années qui travaille à la boutique de souvenirs de Portree me raconte que cette journée ensoleillée n'était que la deuxième depuis le début de l'année – nous sommes donc début mars. Elle explique que le brouillard et les averses ne découragent pourtant pas les touristes : elle a eu un couple de Patagoniens dans sa boutique la semaine dernière. "Vous vous rendez compte ?" me demande t-elle. "Des Patagoniens ! J'ai dû regarder sur une carte. Des gens de l'autre bout du monde viennent sur notre île, c'est fou ! ". "Pas tant que ça, non", je lui ai répondu en souriant. Elle a fait mine de réfléchir à sa vie passée sur "son île", et elle m'a lâché en riant : "Vous avez raison, pas si fou que ça finalement !"

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Alice Quistrebert
Bretonne pur beurre cultivant ses racines à l'IEP de Rennes, co – rédactrice en chef du magazine... En savoir plus sur cet auteur