Secret Trial 5 : antiterrorisme et certificats de sécurité au Canada

3 Mars 2015



Depuis 50 ans, les certificats de sécurité font partie de la législation canadienne, permettant sur ordre du ministère de l'Immigration et de la Sécurité publique d'expulser un individu soupçonné de menacer la sécurité du Canada. Amar Wala est le réalisateur d'un documentaire éclairé qui vise à faire prendre conscience d'une pratique illibérale, menée au nom de la sécurité. Son film dépeint l'histoire de cinq hommes visés par cette procédure, à mi-chemin entre justice et politique.


Crédit Secret Trial 5 production
Crédit Secret Trial 5 production
D'après le ministère de la Sécurité publique du Canada, le certificat de sécurité a pour but de renvoyer du pays les ressortissants étrangers interdits de territoire qui constituent une grande menace pour la sécurité nationale. Le régime des certificats de sécurité a été établi en 1978, et a depuis, attiré de plus en plus de contestations, notamment entre 1991 et 2005, où 27 personnes ont été visées. L'application de cette procédure s'accompagne d'importants manquements au droit à un procès juste et équitable, déterminée et par des conventions internationales, et par la Charte canadienne des droits et des libertés. Les preuves ne sont en effet que partiellement révélées à l'accusé, sous des motifs de sécurité nationale. 

Ce dernier doit donc assumer sa défense, parfois sans la moindre idée des charges qui pèsent contre lui. Suite aux contestations et notamment aux réclamations d'Adil Charkaoui, l'un des cinq hommes dont parle le film, libéré en 2005, la Cour suprême s'est penchée sur la constitutionnalité de la procédure. En 2007 elle en a déclaré l'inconstitutionnalité et a donné un délai d'un an au gouvernement canadien pour l'amender. Ce dernier a alors présenté la loi C-3, loi modifiant la loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, introduisant la participation d'un avocat spécial, dont le rôle consistera à protéger les intérêts de la personne visée par le certificat de sécurité durant les audiences à huis clos. 

L'avocat spécial : un moindre mal ?

L'avocat spécial, désigné par le juge, peut ainsi contester le fait que les documents nécessitent la discrétion. Il peut également contre-interroger des témoins et contester la fiabilité des renseignements utilisés comme preuves. Enfin, il peut communiquer avec la personne visée jusqu'à ce que les documents ne lui soient transmis. Or, l'avocat spécial n'a pas de client à proprement parler, comme le rappelle la Ligue des droits et libertés. Son rôle est d'être la « conscience du tribunal ». Et même si la Cour suprême donnait raison à l'avocat spécial, le gouvernement pourrait toujours invoquer une des lois sur la protection de l'information pour maintenir les preuves secrètes. 

« Les avocats spéciaux sont un moindre mal. Ils ont sûrement aidé, mais la personne visée ne sait toujours pas de quoi elle est accusée, donc ce n'est pas un changement en vue d'établir un procès criminel en bonne et due forme.» – Amar Wala

Le secret au prix de la vérité et au prix de vies humaines

Selon le ministère de la Sécurité publique, un résumé non classifié du dossier doit être remis à la personne citée, ainsi qu'à son avocat, pour les informer de la preuve présentée. Ce résumé doit comprendre suffisamment de renseignements pour que la personne soit raisonnablement informée des circonstances qui ont donné lieu au certificat, mais il ne doit comporter aucun élément dont la divulgation porterait atteinte, selon le juge, à la sécurité nationale ou à la sécurité d'autrui. C'est principalement ce « suffisamment de renseignements » qui pose problème. Le film d'Amar Wala permet de voir plusieurs exemples de documents officiels transmis aux accusés, sur lesquels des informations "classifiées", souvent nécessaires à la compréhension même du but du document, sont masquées de noir. Comment réagir face à une telle « preuve » ? 

Traduction du texte de l'image : En s'appuyant sur ce qui vient d'être dit, et à la lecture de la preuve transférée, la Cour conclut qu'Adnani est un nom d'emprunt utilisé par Harkat. Crédit Secret Trial 5 production
Traduction du texte de l'image : En s'appuyant sur ce qui vient d'être dit, et à la lecture de la preuve transférée, la Cour conclut qu'Adnani est un nom d'emprunt utilisé par Harkat. Crédit Secret Trial 5 production
Cette procédure diffère donc à la fois d'un acte d'expulsion traditionnel, puisque Ottawa peut garder le secret sur les preuves en invoquant la sécurité nationale, mais elle diffère également d'une procédure criminelle classique. La Cour fédérale doit en fait déterminer si le certificat de sécurité a été délivré pour des motifs valables. Si oui, la procédure de renvoi peut être opérée. Sur quelle norme de preuve se baser ? Elle est dans ces cas en effet différente et moins contraignante que la norme de preuve appliquée aux procédures criminelles qui obligent à établir « la preuve au-delà de tout doute raisonnable », et ce malgré la gravité des enjeux. 

Le problème auquel fait face la procédure de renvoi se trouve dans ses conséquences. Le Canada a signé la Convention contre la torture en 1987. Certains des accusés visés par le certificat de sécurité étant menacés de tortures ou de traitements dégradants dans leur pays d'origine, il est donc illégal pour le Canada de les renvoyer dans ces pays. Pour Amnesty International, aucun prétexte ne peut justifier un tel renvoi, et si une personne a commis un crime en violation du droit international, son renvoi du Canada ne devrait pas non plus lui permettre d'échapper à la justice internationale. La personne devrait donc être accusée au Canada pour son crime, conformément au droit international. Amnistie internationale dénonce également les manquements dans les possibilités de défense de l'accusé. 

Un des enjeux réside dans la conception même que l'on se fait d'un acte terroriste.
 
"Le gouvernement canadien veut les déporter. Il n'a pas été capable de le faire à cause de la Convention contre la torture, mais il le veut quand même. C'est le cœur du problème. Déporter un "terroriste" n'a aucun sens, c'est une façon de penser archaïque, qui tire ses racines de la paranoïa de la Guerre froide. S'ils avaient opté pour le code criminel, cela ne se serait jamais passé ainsi. Le terrorisme est un crime, point à la ligne." - Amar Wala

Le film The Secret Trial 5 retrace l'histoire de cinq hommes visés par un certificat de sécurité. Aucun n'a été chargé d'un réel crime ni n'a pu observer l'évidence qui s'établissait contre lui. Amar Wala, Noah Bingham et leur équipe ont accompli un travail extrêmement important, motivé par l'ambition de sensibiliser le maximum de personnes. 

«  J'ai entendu parlé de la famille de Jaballah, et leur histoire – perdant un père emprisonné sept ans dans une prison canadienne sans charge – m'a réellement interpellé, en tant que Canadien. » - Amar Wala

Amar Wala, à gauche, et Noah Bingham, à droite, crédit HotDocs
Amar Wala, à gauche, et Noah Bingham, à droite, crédit HotDocs
Après une large diffusion à l'automne 2014, il repart en tournée ce mois de mars 2015. L'équipe du film se déplace, et un temps de questions-réponses est accordé après les projections. Financé par le crowdfunding, cette solution était indispensable pour le directeur : "Aucun réseau ne voulait financer le film, nous sommes donc allés directement vers le public".

La participation directe de celui-ci à la réalisation et au succès du film permet d'impliquer davantage les gens, et petit à petit, de sensibiliser de façon plus globale. "Je pense que les gens ont besoin qu'on leur rappelle que c'est leur responsabilité de s’élever contre ces sujets. Il est très facile d'écarter ou d'oublier ces problèmes, c'est pourquoi nous voulons que les personnes s'engagent et participent". 

Lorsqu'on l'interroge sur le rôle d'un film dans le changement, Amar Wala répond qu' “en tant que réalisateurs de film, nous ne sommes pas au contrôle du changement. Le film peut seulement être un ingrédient du changement, mais il ne facilite pas le changement tout seul. Nous espérons que la prise de conscience générale, une pointe de scepticisme de la part du public la prochaine fois que le gouvernement prend une mesure similaire, soient suffisants".

Des hommes, au-delà des certificats

Ce film permet de mettre ces débats sur les mesures antiterroristes en perspective, de sortir du cadre de la Chambre des communes, des votes et des experts. À ce qui paraît être à cent lieues de ça, mais qui en est en réalité extrêmement proche, ce film partage l'impact humain des lois qui peuvent régir nos sociétés. Ces hommes partagent dans ce film leur expérience, et permettent au public de réfléchir sur la pertinence de cette pratique. La sécurité vaut-elle de ruiner des vies ? Un seul n'a pas voulu être impliqué dans le film, et ce ne fut pas chose facile d'intégrer les autres au projet. D'après Amar Wala, "ce fut un lent et long processus pour gagner leur confiance, ça a pris des années".

Arrivé en 1995 au Canada avec ses parents, Adil Charkaoui est soupçonné à partir de 2000 d'être un « agent dormant » d'Al-Qaïda. La « preuve » repose sur un séjour de cinq mois effectué au Pakistan en 1998. Il est mis sous certificat de sécurité et placé en détention en 2003, alors qu'il poursuivait son doctorat à l'université de Montréal. Il est menacé de renvoi vers le Maroc ; où étant donné la loi en vigueur concernant les suspectés de terrorisme, il risque la torture. Il est libéré en 2005, après 21 mois en prison sans aucune accusation formelle portée contre lui. C'est en grande partie grâce à ses requêtes que la Cour suprême accepte d'examiner la constitutionnalité des certificats de sécurité en 2007, qui ne mènera malheureusement pas aux améliorations souhaitées. En 2009, son certificat est levé. 

mise en scène des proches de Mohamed Harkat lors d'une manifestation, crédit René Hardy
mise en scène des proches de Mohamed Harkat lors d'une manifestation, crédit René Hardy
En 2010, la Cour suprême a jugé que la nouvelle version de la loi était constitutionnelle, et a donc rejeté la demande de Mohamed Harkat. Le film permet de se faire une idée précise de la vie quotidienne de M. Harkat. En 2005, il a été placé sous liberté conditionnelle. Il doit être sous supervision de sa femme 24/24h, ses sorties se limitent à trois ou quatre heures maximum par semaine et doivent être approuvées 48h à l'avance par l'Agence canadienne des services frontaliers. Bien sûr, le bracelet électronique ne le quittera plus, et les courriels, pas plus que les téléphones, ne sont permis dans le domicile. En octobre 2013, Mohamed Harkat lance une nouvelle procédure devant la Cour suprême, qui se soldera en 2014 par une nouvelle déclaration de constitutionnalité. 


Hassan Almrei, Mahmoud Jaballah, et Mohammad Zeki Mahjoub font également partie de ces hommes à faire face au défi de se défendre face à une accusation insondable. Lorsqu'on demande à Amar Wala s'il pense que ces hommes croient au potentiel d'un tel film, il répond : "Honnêtement, je ne suis pas sûr. J'espère qu'ils sont satisfaits du film, et qu'ils ressentent une certaine justice".

La balance entre sécurité et liberté

Pour le réalisateur, il en va de la responsabilité de toute société libre d'agir afin que son gouvernement protège cette liberté. Alors pourquoi cette obsession du contrôle ?

Je ne pense pas que le gouvernement veuille contrôler la société. Je pense qu'ils étaient désespérés après le 11-septembre, et qu'ils ont été mal guidés et franchement ignorants dans leur réflexion. Le racisme et l'islamophobie ont joué un grand rôle là-dedans. Nos forces de sécurité ne sont pas assez éduqués sur ces questions, et ils réagissent par la peur plutôt que d'opter pour une approche scientifique et compréhensive de la lutte antiterroriste”.

Invoquer la défense semble aujourd'hui justifier l'empiètement sur des libertés fondamentales. La présomption d'innocence, jugée comme un progrès considérable dans nos sociétés modernes, semble alors renversée par une présomption de culpabilité, ouvrant la porte à toutes les dérives judiciaires imaginables. « Je dirais que la Sécurité Nationale devrait s'appliquer sur une base sociale minimum, en dessous de laquelle aucune personne résidant au Canada ne pourrait tomber. Si vous êtes un sans-abri tombé dans la drogue, vous n'avez pas de sécurité nationale. Si vous êtes atteint d'une maladie mentale et que vous avez besoin d'un traitement, vous méritez la sécurité nationale. Si vous êtes une femme autochtone avec de forts risques d'être victime de violences, où est votre sécurité nationale ? »

« Penser à la sécurité nationale simplement en terme de défense, de protection contre un ennemi, est simpliste. Nous avons besoin d'aller au-delà de ça. Le terrorisme est certainement un problème mais il n'est même pas parmi le top 100 des problèmes que le Canada connaît en ce moment. Nous devons être plus intelligents. Nous devons utiliser notre cerveau et notre cœur dans toutes nos politiques publiques».

Note :

Adil Charkaoui s'est vu suspendre son contrat au collège de Maisonneuve à Montréal, d'où six adolescents seraient partis pour la Syrie. M. Charkaoui a critiqué cette suspension, affirmant que cela fait partie d'une tendance biaisée contre la communauté musulmane, et que son enseignement n'a rien à voir avec ces départs. Il a comparé ces raccourcis discriminatoires à une “chasse aux sorcières”.
 
Dans le cadre de cette actualité et des débats sur la nouvelle loi antiterroriste canadienne, la loi C-51, l'équipe du film Secret Trial 5 reprend une tournée de projections. Secret Trial 5 sera diffusé entre autres le Jeudi 12 Mars à Montréal, le 17 mars à la York University de Toronto, à Winnipeg le 22 mars et à Vancouver le 25 mars. Consultez les autres villes et dates sur le site : http://secrettrial5.com/
 

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