Si les sources directes et quotidiennes manquent quand on parle d’un pays comme la Corée du Nord, on peut considérer Pyongyang, l’album que Guy Delisle a tiré de ses deux mois dans ladite capitale, comme un réel document historique, au même titre que le sont les Mémoires de Saint-Simon pour la cour de Louis XIV.
Le dessinateur québécois Guy Delisle fait partie de ces généreuses personnes, qui par leurs œuvres ouvrent les portes de la compréhension à ceux qui n’ont pas la clé. Travaillant notamment dans les domaines de l’animation, il est amené plusieurs fois depuis le début des années 2000 à superviser des projets d’animation à travers le monde, et, notamment, en Corée du Nord. Qui pourrait croire que l’un des pays les plus fermés au monde ouvre ses portes à la bande dessinée du monde entier ?
On suit donc Guy Delisle dans sa découverte, son étonnement, et le plus souvent, sa totale incompréhension du pays dans lequel il séjourne, où il doit se faire aux obligations qui échoient aux « capitalistes » autorisés à séjourner en Corée du Nord. Il ne peut se déplacer sans guide ou traducteur, ni où il veut dans la ville, surtout pas. Il ne faut pas poser certaines questions.
Il aborde ces thèmes simples mais universels, de la difficulté de travailler avec des gens qui ne parlent pas sa langue, et surtout, qui ne partagent pas les mêmes référentiels culturels que lui. Sa découverte du pays se heurte aux contradictions non-assumées du régime de Pyongyang, qui se matérialisent dans un exemple très simple : l’idéologie du «socialisme triomphant» refuse que l’on pratique l’agriculture ou l’élevage par et pour soi-même. Seulement la situation alimentaire critique du pays est telle que le régime ferme les yeux sur les quelques poules et les potagers qui fleurissent sur les toits des immeubles.
Ce qu’il reste de la lecture de ce roman graphique, c’est cette impression de paradoxe à l’échelle d’un pays : le désir patriotique des différents guides de Delisle de montrer la grandeur de sa Corée est tué dans l’œuf par la nécessaire pudeur, le secret-défense auquel les citoyens se tiennent.
L’auteur se pose d’ailleurs une question que l’on se pose au fur et à mesure de la lecture : sont-ils vraiment sincères, ou gardent-ils le cap officiel pour garder la face ? Où est la limite entre le crime de la pensée orwellien et un simple regard franc face à la réalité ? Cette phrase de la page 75 pourrait résumer à elle seule la position dans laquelle se tient tout un peuple : « En fait, ils vivent dans un état de paradoxe constant où la vérité est tout sauf immuable. »
Ironie du sort, Guy Delisle part avec pour compagnon 1984 de Georges Orwell, et – par jeu et par défi probablement – le prête à son guide, qui, quelques semaines plus tard, le lui rend, terrifié par ce qu’il pourrait y avoir compris. L’ironie est bien trouvée, car en lisant Orwell, Guy Delisle tient en fait un miroir de la société nord-coréenne, un miroir tordu et brisé, qui se regarde le nombril pour éviter le regard des autres. C’est donc un pari somme toute réussi qu’a pris Guy Delisle en 2003 : gratter un peu sous le miroir, pour y voir à travers et tenter de comprendre ce grand mystère qu’est la Corée du Nord.