Il ira jusqu’au bout. Prabowo Subianto, 62 ans, est certain que son heure est venue. L’Indonésie, ce pays grand comme l’Europe, dont la diversité religieuse, ethnique et économique pose son lot régulier de défis à l’unité, ne peut avoir qu’un homme fort à sa tête, et si possible lui. Dans ses clips de campagnes qui saturent les écrans, outre les instantanés d’un pays mythifié, un tigre de Sumatra rugit, prêt à en découdre. Peu importe que l’espèce soit en voie de disparition, c’est une autre image qu’il faut retenir. Celle d’un homme qui veut redonner à son pays une grandeur jamais réalisée, avec pour ambition de devenir le moteur de cette Asie du Sud-Est en pleine transformation.
Né en 1951, dans une Indonésie qui cherche sa voie après près de trois siècles de domination hollandaise, Prabowo Subianto porte le prénom de son oncle, mort au cours de la guerre d’indépendance indonésienne d’entre 1945 et 1950. Petit-fils du fondateur de la principale banque du pays, fils d’un économiste qui sera ministre de l’économie de Suharto (1967-1998), c’est ce père qui le pousse à embrasser une carrière militaire. Diplômé de l’académie de Magelang en 1974 (Java Centre, le Saint-Cyr indonésien) - où il a notamment croisé un certain Susilo Bambang Yudhoyono, président actuel de l’Indonésie – Prabowo est envoyé à vingt-six ans au Timor oriental. La colonie portugaise vient tout juste d’obtenir son indépendance, après la chute de Salazar à Lisbonne. L’Indonésie forte, conquérante et « généreuse » ne se résout pas à voir ce petit morceau d’île échapper à son autorité. À la fin 1978, il est à la tête de l’équipe qui capture et élimine Nicolau dos Reis Lobato, le président auto-proclamé du Timor-Leste.
« Monsieur gendre »
En 1983, en épousant Siti Hediati Hariyadi, l’une des filles du président Suharto, il lie définitivement son sort au régime autoritaire et anti-communiste de « l’Ordre nouveau », qui a pris le pouvoir en 1967, avec l’appui des militaires. Déjà respecté et craint pour son mélange d’intelligence et de cruauté, il est nommé cette même année, à trente-deux ans, numéro deux des forces spéciales indonésiennes, connues ensuite sous le nom de Kopassus.
Il est, avec ses troupes, envoyé sur les fronts chauds d’une Indonésie qui ne veut pas rentrer dans le rang, et qui ne se résout pas à une unité proclamée mais bien difficile à réaliser : la Papouasie occidentale, le Timor oriental, la province d’Aceh. Partout où les Kopassus passent, il y a de la casse, et surtout chez les civils. Certains, dans les cercles du pouvoir de l’aristocratie jakartanaise, voient déjà d’un mauvais œil cette ascension un peu trop rapide de « Monsieur gendre ».
Et pour quelques émeutes de plus…
Son beau-père de président annonce en janvier 1998, à 77 ans, qu’il compte bien se représenter pour un septième mandat, alors que le pays est en plein dans la tourmente économique de la crise asiatique depuis un an. Le FMI a mis un pied dans la porte et compte bien imposer ses vues à force de pressions. Les amis d’hier de la guerre froide, au premier rang desquels bien sûr les États-Unis, cherchent une occasion pour lâcher cet allié un peu trop sulfureux qu’est devenu le régime Suharto, en raison de ses violations régulières des droits de l’homme. Surtout, la grogne au sein du pays commence à monter, face à la hausse incontrôlée des prix. En cette période chaotique, le pouvoir doit faire front, se rassembler, et pouvoir compter sur des proches en qui il a confiance. Prabowo est ainsi nommé en mars 1998 chef des Kostrad, la réserve stratégique, unité d’élite, qui doit entres autre assurer la sécurité de Jakarta en ces temps troublés.
Le général Wiranto, commandant en chef de l’armée indonésienne, retire ses galons au lieutenant-général Prabowo le 23 mai 1998. Crédit : thejakartapost.com
Peu importe que trois lettres, KKN - pour Korupsi, Kolusi dan Nepotisme (corruption, collusion et népotisme) -, cristallisent déjà tous les reproches faits au régime, l’heure est à la tentative de reprise en main. Les étudiants s’agitent dans les universités de la capitale et des grandes villes du pays. Les premières échauffourées annoncent le printemps indonésien qui va suivre. En mai, mois emblématique des manifestations s’il en est, tout s’emballe. La mort de quatre étudiants manifestants de l’université Trisakti de Jakarta tués par l’armée le 12 est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Le pays connaît alors trois journées d’émeutes et de pillages qui culminent à Jakarta avec la mort de plus de mille personnes, principalement d’ethnie chinoise. Une partie de la foule se joint aux émeutiers et se livre à la rapine de tout ce qui peut l’être dans les centres commerciaux, avant que certains ne soient incendiés. Il est désormais clair que le futur de l’Indonésie devra se faire sans Suharto. On soupçonne fortement Prabowo d’avoir été à la manœuvre pour avoir pour sinon provoqué, du moins laissé faire le chaos et les atrocités qui en ont découlé. Le chef des Kostrad se voyait en effet bien rafler la donne, appuyée par ses troupes, après la mise à la retraite forcée de son beau-père… Suspecté d’avoir voulu se livrer à un coup d’État, Prabowo est écarté dans une cérémonie humiliante au cours de laquelle le Général Wiranto, commandant en chef de l’armée lui retire une partie de ses galons. S’en suit alors un exil qui ne dit pas son nom en Jordanie et un divorce d’avec Siti, comme pour mieux tourner la page Suharto. L’histoire très sensible de ce mai 1998 ambivalent en Indonésie –début d’une nouvelle ère démocratique mais inaugurée dans le sang- reste à faire.
Retour gagnant ?
Après une traversée du désert au tournant du millénaire, Prabowo Subianto continue à tracer sa route et cherche à revenir dans le jeu politique de l’archipel. En 2004, alors que l’Indonésie élit pour la première fois son président au suffrage universel, il est candidat aux primaires au sein du Golkar (Golongan Rakyat, parti des groupes fonctionnels), le parti suhartiste, qui a survécu dans l’Indonésie de la reformasi. Il arrive bon dernier. Prabowo comprend alors que seul lui peut faire mentir l’Histoire, qui s’attache à le voir comme un homme du passé et dont beaucoup de gens murmurent encore qu’il a trop de sang sur les mains. L’instrument de cette ambition, qui ne se résout pas à cette nouvelle humiliation, se nomme Gerindra (Partai Gerakan Indonesia Raya, parti du mouvement de la grande Indonésie), véhicule tout à sa cause pour le conduire vers le Palais de l’Indépendance. Prabowo quitte donc le Golkar et fonde son parti en 2008 avec l’appui financier de son frère. Le parti se veut « social-démocrate » mais prône surtout la restauration d’un pouvoir fort et souverain, dans le contexte démocratique, qui sache imposer sa volonté au pays et le sorte des dérives de la décentralisation récente vue comme la cause de l’immobilisme. Il est candidat à la vice-présidence en 2009, sur un ticket emmené par Megawati Sukarnoputri, la fille du père de l’indépendance. Cette nouvelle tentative se solde là encore par un échec. Qu’importe, l’homme ne se voit de toute façon pas incarner les seconds rôles.
Les mauvaises langues se plaisent à raconter que le véritable cerveau de Prabowo réside dans la tête de son frère cadet, Hashim Djohohadikusumo, toujours là pour recadrer la campagne par gros temps. Comme ces derniers jours, quand un vent d’inquiétude a soufflé sur les milieux financiers du pays face aux volontés supposées de Prabowo d’expulser les entreprises étrangères. C’est Hashim, par ailleurs l’une des plus grosses fortunes du pays bâtie avec les appuis de son frère, qui a démenti et tenté de rassurer.
Starring Prabowo ou Putin van Jawa : une campagne à grand spectacle
Une campagne électorale réussie réside aussi dans l’art de se mettre en scène et de manipuler les symboles. Cette dimension semble d’autant plus importante dans la campagne présidentielle actuelle, ultra centrée autour de l’opposition de personnalités, au détriment de réels débats de fond dans la jeune démocratie. Alors que de ce côté-là, l’autre favori Jokowi, semblait partir avec une longueur d’avance, incarnée par ses blusukan – apparitions inopinées et sans escorte dans les faubourgs de la capitale, à la rencontre de ses habitants les plus modestes, vêtu de blanc – Prabowo Subianto a su montrer qu’il maîtrisait à son tour les codes du spectacle politique. En mars dernier, lors d’une immense messe à ciel ouvert de son parti à sa gloire, il a fait son entrée par les airs, se posant en hélicoptère dans le plus grand stade de Jakarta où était réunie la foule de ses supporters chauffée à blanc par les chanteurs de dangdut. Il a ensuite enfourché un étalon pur-sang arabe, pour un tour d’honneur triomphal, un kriss à sa ceinture, long couteau traditionnel des combattants de l’archipel. Les images de puissance, de majesté et de force en mouvement n’allaient pas sans rappeler l’esthétique déployée par un certain président russe…
Dans un stade de Jakarta, le 23 mars dernier, Prabowo Subianto inspecte « ses troupes » au cours d’un meeting géant. Crédit : AFP
Lors des élections législatives du 9 avril dernier, déterminantes pour la suite de la compétition, le parti Gerindra s’est classé troisième sur les douze autorisés à concourir, réussissant à quasiment tripler son score de 2009. Désireux de poursuivre cette dynamique, Prabowo vient de s’allier avec trois partis musulmans du pays et de choisir comme colistier Hatta Rajasa, ministre coordinateur pour les affaires économiques du gouvernement sortant. Il est bien décidé à prendre sa revanche sur le destin lors des élections présidentielles du 9 juillet prochain.