Le mouvement rastafari – et non rastafarisme, les mots en –isme sont d'ailleurs bannis au sein du mouvement – est une religion à part entière. Elle n’a pas les allures d’une Église telle qu’on la perçoit communément, hiérarchisée, avec des lieux de cultes bien identifiables. Le mouvement représente aujourd’hui un ordre pertinent dont les racines sont à retrouver dans le judaïsme, la cause noire africaine, mais aussi la défense de la Terre nourricière.
« Afrique unie :
Car nous sortons vraiment de Babylon
Et nous dirigeons vers la terre de nos Pères (…)
Comme ce serait bon et agréable face à Dieu et l’homme (…)
De voir l’unification de tous les Africains. »
Car nous sortons vraiment de Babylon
Et nous dirigeons vers la terre de nos Pères (…)
Comme ce serait bon et agréable face à Dieu et l’homme (…)
De voir l’unification de tous les Africains. »
Ces paroles traduites de la chanson Africa Unite de Bob Marley illustrent le fondement spirituel du rastafari, religion politique, contestatrice et pourtant très mal comprise, notamment en Occident. Ses membres ont su développer un discours cohérent de contestation du monde dans lequel nous évoluons désormais. Le discours rasta paraît d’une pertinence insolente et son ignorance, de plus en plus incompréhensible, à une époque où les excès de ce monde sont justement de plus en plus contestés : finance incontrôlable, pollution extrême, inégalités croissantes.
Aux origines d'une religion moderne
Les premières communautés rastafari s’établissent dans les années 1930 à Kingston, dans le ghetto back-o-wall. Ces groupes se forment alors en marge de la société jamaïcaine et célèbrent l’accession au pouvoir de Haïlé Selassié 1er, devenu roi d’Éthiopie dix ans plus tôt. Le mouvement est alors emmené par deux figures emblématiques, Marcus Garvey, défenseur de la cause noire exilé à Harlem, et Léonard Percival Howell. Ce dernier est considéré comme son véritable fondateur. Il s’inspire du communalisme et du christianisme pour alimenter l’idéal de retour à la terre rasta – retour en terre d’Éthiopie, mais aussi retour spirituel à la Terre.
La religion rasta emprunte bon nombre d’éléments aux textes sacrés d’autres religions. Descendants des douze tribus d’Israël, ses membres s’inspirent du Livre des Sept sceaux éthiopiens, des Dix Commandements et bien-sûr de la Bible : « a chapter a day keeps the devil away », célèbre dicton rasta. Il est par ailleurs un concept qui retient l’attention plus que les autres, celui de Babylone. Traditionnellement utilisé dans les diverses religions pour décrire le mal – ce qu’il convient de combattre – il est là le symbole de l’esclavage négrier, culturel, économique et mental. La religion rasta offrira donc une voix pour porter la cause noire dans une Jamaïque encore sous mandat britannique. Elle permettra aussi l’émergence d’un véritable discours d’opposition à la modernité, au sein duquel l’environnement devient central.
Une religion en lutte contre la modernité
La modernité aura longtemps symbolisé la perte des religions. Le christianisme, emmené par les papes intransigeants a longtemps rejeté toute idée d’ouverture au monde, au politique et au progrès. Il a fallu attendre le Concile Vatican II pour que ses membres commencent à étudier les « sciences profanes » et que la liberté religieuse soit reconnue. La modernité a aussi affecté l’islam par la voie de la colonisation, divisant encore plus une religion aujourd’hui mal perçue et en proie à une réelle remise en cause face aux fondements de la modernité.
Le rastafari ne déroge pas à la règle, à ceci près qu’il est lui-même produit de cette modernité. Toutefois il en rejette certains des éléments les plus profondément ancrés, comme l’écologie. Aux antipodes des partis « verts » modernes qui prônent une utilisation modérée des ressources naturelles et une transition énergétique progressive, la religion rasta remet en cause le principe fondateur, clef de voûte de tous les désastres environnementaux actuels, celui de la domination de la nature par l’homme. Principe érigé par les Lumières anglais de la Royal Society au XVIIème siècle et partagé depuis par –quasi– tous.
Entre rationalisation et détournement
Le rastafari, comme les autres religions, a donc rationalisé son discours. Il l’adapte à son temps comme les autres religions s’adaptent à la sécularisation, « au désenchantement du monde » wébérien. Le discours anti-modernité des rastas n’est qu’en partie singulier ; il s’oppose au capitalisme, au communisme et au consumérisme. Il défend un retour spirituel à la Terre et interdit la consommation de viande… Mais il n’est qu’un discours parmi d’autres. Et le religieux – dont les religions institutionnelles étaient les premières à croire en la disparition – n’est finalement jamais loin.
Pierre Bourdieu parlait ainsi de rationalisation du discours religieux. Face au processus de sécularisation, à la perte d’influence du religieux sur la sphère publique, les religions se sont adaptées. Elles ont fait évoluer leur discours, se sont différenciées. Le rastafari n’y déroge pas. Il en a même pâti. Le phénomène Bob Marley – première image émergeant dans l’imaginaire commun à l’évocation des dreadlocks et du reggae – a tout autant contribué à la diffusion de sa religion qu’à sa banalisation et son incompréhension. En lieu et place d’un mouvement prônant un message spirituel cohérent et pertinent, le sens commun y a vu des marginaux adorateurs de musique et de ganja. La lecture des paroles de Africa Unite laisse pourtant peu de doute sur les fondamentaux religieux du mouvement.