Ottawa 2015 : repenser les forces armées à long terme

24 Février 2015



Pour sa 83ème édition, la conférence d'Ottawa sur la Sécurité et la défense se tenait les 19 et 20 février à l'hôtel Fairmont Château Laurier, au cœur de la capitale canadienne. Organisée par la Conférence des associations de la défense (CAD), cet événement figure chaque année parmi les manifestations incontournables du secteur.


Crédit Salomé Ietter
Crédit Salomé Ietter
En plein tumulte après les polémiques sur le rôle du Canada en Irak, cette conférence s'inscrit dans une actualité riche concernant la défense canadienne. Les noms des deux journées « Un environnement de sécurité complexe et dangereux », et « La politique de défense du Canada dans un monde dangereux » donnent le ton. C'est à partir de ces points de vue que les présentations et différents panels posent les termes du débat en prenant leur distance. Haut-gradés, vice-chefs d'état-major, académiciens, anciens ou actuels responsables politiques et diplomatiques se succèdent, représentant par la même occasion une poignée d'États, à savoir les États-Unis, le Royaume-Uni, la France, l'Australie et le Canada.

L'introduction de ce cycle de conférences par Ferry de Kerckhove, ancien ambassadeur en Égypte, lance les discussions autour du manque de leadership concret dans les stratégies de défense. Plusieurs invités appuieront cette nécessité d'accepter de ronger dans sa souveraineté nationale pour satisfaire les exigences de coopération et de compromis liées à la défense. L'objectif d'un tel leadership est à penser dans le cadre de menaces transnationales, qui, si elles s'établissent pour la plupart à l'extérieur, sont perçues comme conséquentes pour le territoire national. Si l'année 2014 a été marquée par le retrait des troupes en Afghanistan, elle a aussi vu l'ouverture de deux nouveaux fronts, en Ukraine et contre l’État islamique.

Alors que le Canada fait face à ces nouveaux défis, le gouvernement Harper opère d'importantes coupes budgétaires dans l'armée. De nombreux intervenants sont critiques vis-à-vis du sous-équipement des forces armées canadiennes, à l'exception du nouveau ministre de la Défense canadien, Jason Kenney, qui dit avoir été « impressionné » par les capacités matérielles de ses armées. Si on met de côté cette intervention très politique, le Canada n'est pas le seul touché par cette tendance. Le major général des armées françaises, Gratien Maire, fait état du paradoxe auquel l'armée française est également confrontée. Alors que la demande sécuritaire augmente, la loi de programmation militaire 2014-2019 prévoit la suppression de 24 000 postes dans l'armée. 

Malgré l'arrivée des élections canadiennes en octobre 2015, Ferry de Kerckhove note que les politiques de défense ne sont pas réellement un enjeu électoral pour les Canadiens. L'appui public aux stratégies de défense n'en est pas moins crucial pour garantir l'avenir des forces armées canadiennes, spécialement en matière de budget. Les coupes budgétaires seront en effet d'autant plus justifiées si la population ne voit pas son intérêt dans les missions menées par les forces armées. Une enquête IPSOS, présentée le second jour du congrès par Darrel Bricker, chiffre les opinions des Canadiens et tente de définir les priorités sur lesquelles devraient se baser les décisions de déploiement du ministère. 

Les missions prioritaires s'inscrivent d'abord dans le cadre d'impératifs domestiques, mais le support est présent lorsque des interventions extérieures ont une valeur domestique. Le cas de la lutte anti-terrorisme est parfait pour illustrer cette logique d'internalisation d'une menace extérieure. Plus de 83 % des participants à l'enquête considèrent que le monde est devenu plus dangereux en 2014. Les chiffres indiquent également un appui de 64 % de la population pour les frappes aériennes en Syrie. Selon Darrel Bricker, les médias jouent un rôle déterminant dans l'évolution de ces chiffres, en présentant unanimement la « barbarie » du groupe Daesh. De plus, les évènements du 21 et 22 octobre 2014 au Canada ont « rendu les choses intimes » pour ses habitants.

L'ennemi intérieur et extérieur

La question de la lutte antiterroriste a bien sûr imprégné les discussions, d'une part en terme de menace intérieure, face à laquelle Jason Kenney a réaffirmé le projet de loi C-51. Cette loi de contre-terrorisme, déposée en première lecture au parlement canadien le 30 janvier, a fait couler beaucoup d'encre, notamment au sujet de sa largesse, qui permettrait de nombreuses incursions dans les libertés civiles pour garantir la sécurité. Le ministre de la Défense choisit de faire écho à ces polémiques en affirmant que « la sécurité n'est pas incompatible avec la liberté. En fait, elle l'autorise ». 

D'autre part, le terrorisme demeure une menace extérieure à la stabilité des alliés du Canada et des autres pays représentés. Gratien Maire, à grand renfort de métaphores, décrit le Sahel comme une métastase du cancer que constitue la mouvance jihadiste. Il définit aussi le Levant en Syrie et en Irak comme la matrice de l'ennemi. Pour le haut-gradé français, « nous n'avons pas le choix d'intervenir ». La question qui se pose désormais est de choisir dans quel type d'intervention s'engager. 

L'avenir de la mission IMPACT

Crédit Nicolas Laffont
Crédit Nicolas Laffont
La mission IMPACT est la force armée canadienne engagée aux côtés de la Force de stabilisation du Moyen-Orient, la coalition multinationale contre l'Etat islamique en Irak et au Levant. Lors d'une conférence de presse jeudi 19 février, le ministre de la défense affirme que l'avenir de cette mission devrait bientôt être voté. D'après ses propos, « le Canada doit avoir un rôle dans la lutte contre l'État islamique, il en est de sa responsabilité. Il s'agit maintenant de définir quel rôle il jouera ». La prolongation de l'implication canadienne dans la région laisse planer peu de doutes. En outre, les sondages montrent que les Canadiens ne semblent pas défavorables à l'option offensive, même si celle-ci est loin de faire l'unanimité. 

« Résoudre une situation que nous avons nous-mêmes créée ». C'est ce paradoxe qu'illustre le combat contre l'État islamique, pour Chris Kilford, rappelant que la tentative de renversement de Bachar al-Assad s'est faite sans que personne ne pense à ce qu'il se passerait après. L’imprédictibilité des menaces actuelles entraîne trop souvent une sous-estimation de l'étude des possibilités futures. Il appelle à penser à l'après État islamique, pour orienter dès à présent les stratégies en fonction d'intérêts à plus long terme, et envisager quelle attitude adopter face au vide que laissera le retrait des troupes djihadistes à la frontière turque. 

La question de la survie de l'État islamique soulève plusieurs opinions. Certains voient dans le groupe un potentiel important de ressources et de pouvoirs : ils contrôleraient environ 60 % des ressources pétrolières syriennes. Michael Dougall Bell, ancien ambassadeur canadien en Jordanie, en Égypte et en Israël, estime que leur projet de califat est trop exigeant et que l'extrémisme de l'organisation leur sera fatal. S'ils constituent l'acteur le plus médiatique actuellement, il est primordial de considérer les « autres nationalismes », les autres acteurs du conflit, afin d'établir des stratégies plus appropriées à la complexité du terrain. 

« Donner sa chance à la paix »: l'avenir des missions de l'ONU

Pour Peggy Mason, présidente de l'Institut Rideau, il est tout aussi primordial de « donner à la paix la chance qu'elle mérite ». Cette ancienne ambassadrice canadienne pour le désarmement aux Nations unies affirme qu'amener toutes les parties au conflit, y compris les « classés terroristes », à la table des négociations, apporterait plus de légitimité au processus de résolution des conflits. « Loin d'être de la philanthropie », elle insiste également sur le manque de légitimité d'une intervention armée conduite par des États. La crédibilité de l'interventionnisme pourrait être retrouvée par le réinvestissement dans les Casques bleus onusiens. Cela permettrait ainsi d'apaiser les critiques sur les intérêts étatiques portés par l'investissement de différentes armées occidentales. A défaut d'être une solution parfaite, cette vision institutionnaliste porte espoir dans la stabilisation que peut permettre le peu d'organisations mondiales dont nous disposons concrètement aujourd'hui. 

Crédit Salomé Ietter
Crédit Salomé Ietter
Pour le major-général français, le monde est simplement « différemment dangereux ». Il est nécessaire d'adapter nos pratiques sécuritaires à de nouveaux référents, afin d'avoir une meilleure compréhension des situations de danger et de pouvoir apporter la protection aux sociétés, qui, bien davantage que les États, sont sujettes à d'importantes menaces. Dans ce « nouveau monde 3.0 », comme il l'appelle, les armées ne sont pas les seuls outils, même si « elles sont malheureusement parfois la seule réponse utilisée ». Le major général britannique Gordon Messenger ajoute sa perspective critique des conceptions stratégiques parfois obsolètes : « Nous comprenons aujourd'hui le monde tel qu'il était hier ». Il affirme la supériorité du besoin de partager sur le besoin de savoir, questionnant ainsi l'ère de l'isolement des services du renseignement. La première chose à entreprendre dans ce but est de lutter contre les dichotomies dans les discours sécuritaires, telles que celles d'un extrémisme global et de la prédominance de la souveraineté étatique. 

Face à cette humble touche à la britannique, l'intervention du vice-chef d'état-major canadien, Guy R. Thibault, fait figure d'un patriotisme qu'on aurait tendance à stéréotyper « à l'américaine ». Sa fierté est palpable, quand il débute sa présentation par un spot de recrutement pour les forces armées. Au cours de cette conférence, on sent aisément le fossé qui sépare les conceptions militaires européennes et nord-américaines. Pour Paul Dubois, ancien ambassadeur canadien en Allemagne, l'Europe ne veut plus de budget militaire, et ne montre pas de signes qu'elle retournera à une tendance « militariste »

Si la majorité des perspectives évoquées durant ces deux journées reste englobante, quelques personnalités offrent des clés pour repenser les stratégies militaires. Pour Michael Dougall Bell, il existe un problème récurrent à comprendre que rien ne pourra être résolu de manière durable par une approche « de haut en bas ». Il faut également se détacher de l'idée de victoire que nous chérissons tant par son sentiment d'accomplissement et d'immédiateté. Le long-terme est sans doute le plus grand défi auquel font face les armées, et le mot-clé de cette conférence, soulignant les paradoxes de visions à court-terme destructrices mais si politiquement « légitimables »

Le peu de médiatisation associée à cet événement fait figure d'injustice face à la richesse des expériences professionnelles des intervenants et des participants à cette conférence. Si les forces armées sont bel et bien amenées à s'adapter, à évoluer, et à renoncer à de nombreux principes qui ont fait leur passé et leur gloire, elles ne le feront pas sans l'apport d'une réflexion commune de la part de la population et du monde académique. 

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