Miyazaki prend son envol avec Le vent se lève

21 Janvier 2014



N'y allons pas par quatre chemins, Hayao Miyazaki est un monument du cinéma mondial. Si la quantité de chefs d’œuvre qu'il a réalisée en 30 ans force le respect, le Japonais est celui qui a « déniaisé » l'animation aux yeux du grand public et de la critique. Le vent se lève, le coup de grâce.


Photo extraite du film
Photo extraite du film
Miyazaki est l'un des rares artistes à susciter cet engouement hors norme dont les Japonais ont le secret en dehors de ses propres frontières, auprès des Occidentaux notamment. En mêlant le merveilleux à des sujets bien concrets (problèmes écologiques, refus de la violence, place de la femme...), en créant des univers enchanteurs et cohérents, il a développé une réelle marque de fabrique. Que se soit dans des fables comme Mon Voisin Totoro, ou de puissantes fresques épiques telles que Princesse Mononoke, Miyazaki a le don unique de nous faire assumer cette part d'enfance, qui fait resurgir à la fois la plus grande innocence mêlée à la plus terrible lucidité. Si l'on aime tant ce cinéma, c'est pour sa capacité à nous faire traverser le miroir et courir après le lapin blanc pendant toutes ces années...

L’ultime voyage

C'est pourquoi lorsque Hayao Miyazaki a annoncé que sa nouvelle œuvre, Le Vent se lève, serait bel et bien la dernière, les réactions ont oscillé entre tristesse et excitation. Tristesse de savoir qu'il s'agit là de l'ultime voyage en sa compagnie, et excitation en imaginant la flamboyance de ce final... Mais c'était sous-estimer la place particulière que revêt le dernier film pour un cinéaste. Si nous traversons à nouveau le miroir, c'est pour en sortir, et si nous observons une fois encore son monde, c'est de loin... depuis notre réalité.

Pour la toute première fois de sa carrière, Miyazaki s'attaque à la biographie d'un personnage réel. Il ne s'agit pas non plus d'un biopic pur et dur, le récit n'ayant pas la volonté de relater l'intégralité de la vie du protagoniste, se concentrant sur ce qui l’intéresse le plus, usant du coup régulièrement d’ellipses. Et bien que nous soyons dans un contexte historique précis, Miyazaki oblige, la rêverie n'est jamais bien loin.

Dans le Japon des années 1920, les rêves de vol et d'avion du jeune Jirō Horikoshi prennent du plomb dans l'aile lorsqu'il comprend que sa mauvaise vue l’empêchera de devenir pilote. Qu'à cela ne tienne, à défaut d'en conduire, il fabriquera des avions. D'année en année, à force de travail et de détermination, Jirō deviendra un ingénieur aéronautique d’exception. Malgré une vie personnelle secouée par la tuberculose de son épouse et l'amour fou qu'il lui porte, il mènera à bien son grand projet : le chasseur de combat A6M Zero, tristement célèbre pour être devenu le tombeau volant des kamikazes. Le choix de ce personnage n'est pas anodin à plus d'un titre. Jirō Horikoshi n'est pas, comme toute chronique historique qui se respecte, un « personnage-prétexte » à l'exploration d'une époque précise. Il sert de double à un vieux réalisateur qui semble vouloir, le temps d'un dernier film, revenir sur les thèmes qui ont composé son œuvre et poser un regard critique sur ce qu'il est.

Miyazaki projette son miroir

Miyazaki prend son envol avec Le vent se lève
Les liens existants entre Hayao Miyazaki et Jirō Horikoshi sont nombreux. Le vent se lève contient de nombreux éléments autobiographiques. Pour preuve, son père a travaillé toute sa vie dans des ateliers de construction aéronautique et a même produit des pièces pour les chasseurs Zéro. Hayao Miyazaki a passé toute son enfance dans ce milieu et de là viennent sa passion et sa connaissance des avions. Autre point commun évident, sa jeunesse fût marquée par la maladie de sa mère, souffrant exactement du même mal que la femme d'Horikoshi. Outre les gros soucis de vue ou le goût immodéré pour le travail, les similitudes entre la vie des deux hommes sont nombreuses.

Ce procédé pudique permet à Miyazaki de se mettre en avant, de parler de ce qu'il aime, de montrer ce qui a composé sa vie. Comment ne pas revoir, dans l'ambiance des gigantesques ateliers de conception des avions, dans les cris des ingénieurs, dans les mouvements effrénés des crayons sur leur table à dessin, l’atmosphère des studios d'animation dans lesquels il a passé sa vie. C’est la première fois qu'il nous montre le Japon de manière aussi naturaliste, avec un soucis du détail si intime qu'il est impossible de voir là autre chose que le Tokyo de son enfance.

Un des thèmes les plus puissants du cinéaste reste sans conteste le rapport de l'Homme à la nature. Pas question de grand discours ici, mais un film qui se nourrit à chaque instant du souffle du vent, distillant sans cesse ses rappels sur l'importance de Dame Nature. Ainsi, c'est dans la pureté de la courbe d'une arête de poisson que Jiro puise la principale source d'inspiration pour son avion.

Pourtant, Le Vent se lève porte la marque du défaitisme de l'auteur face au détournement de la nature par l'Homme : l'arête deviendra un engin de mort. C'est surement pour cela que la nature peut aussi être montrée sous un jour si cruel et implacable dans l'incroyable scène du grand tremblement de terre de Tokyo. Mais qu'elle soit présentée sous un aspect positif ou menaçant, la nature revêt toujours le rôle de moteur pour les personnages de Miyazaki. Ainsi, ce film porte la marque du vent, omniprésent du début à la fin. L'air est un élément primordial du cinéma de Miyazaki : il n'y a pas un film dans lequel ses personnages ne volent pas et sa passion pour les machines volantes en tout genre traverse sa filmographie.

Autre élément d'importance se rapportant au cinéma de Miyazaki : le rôle des femmes. Même quand elles n'ont pas le premier rôle, les héroïnes de Miyazaki sont systématiquement fortes, pourvues d'un caractère bien trempé et d'une détermination hors norme. Jamais érotisées et toujours indépendantes, elles finissent toujours par dominer la situation et la résoudre. Le Vent se lève ne fait pas exception : Nahoko, la femme de Jiro est l'un des personnages les plus déterminés du réalisateur. Point de femme guerrière ou forte en gueule, mais une patiente condamnée qui prend le pari de profiter de chaque moment auprès de son mari, même si elle doit en mourir. Une fois encore chez Miyazaki, le rapport entre l'homme et la femme se dessine de la même manière : si le premier vit dans l'action, la seconde se définit avant tout par sa force et sa rage.

Photo extraite du film
Photo extraite du film

« Je veux juste faire de beaux avions »

Si Le Vent se lève évoque l'ensemble de l’œuvre de son créateur, c'est par son rapport au monde de l'enfance. Ce point ne semble pas le plus évident à la vision du film. Ici, pas de contes, de jeunes héros ou de créatures merveilleuses qui nous plongent au cœur de ces régressions délicieuses. Pourtant si le récit se veut réaliste, Miyazaki ne peut s’empêcher d'ouvrir subtilement les portes de l'imaginaire. Le son des avions évoque invariablement celui du dragon grognant, ou le vacarme du séisme semble venir tout droit du gosier de quelques créatures titanesques. Par petites touches, et sous le vernis de la réalité historique, Miyazaki nous rappelle qu'un petit rien peut à nouveau nous faire glisser dans son monde, à condition d'y prêter l'oreille et de se laisser envahir par notre imagination d'enfant.

Les rêves de Jirō sont également le lieu de la fantasmagorie de l'artiste. Depuis son plus jeune âge, il y rejoint son idole, l'ingénieur italien de génie, Giovanni Caproni. Ces songes libèrent les formes, expriment un potentiel visuel infini : c'est dans ces possibilités sans limite que sera la source de la détermination sans faille du jeune ingénieur. Jirō est resté un enfant dans la manière naïve qu'il a d'avancer coûte que coûte vers son objectif. Il est très jeune lorsqu'on le découvre passionné d'aviation, et l’énergie qu'il dégage dans son travail est exactement la même. C'est grâce à cette candeur que l'observation simple de ce qui l'entoure lui permet de trouver des idées de génie.

En se construisant avec Jirō Horikoshi un double à l'écran, Hayao Miyazaki se crée un auto-portrait critique et le livre à son public comme cadeau d'adieu. Il semble se poser à lui-même la question du processus de création et de l'utilisation de l’œuvre en elle-même. Jirō est un être si pur dans sa démarche qu'il semble oublier la destination finale de ses créations. Quand on lui pose la question de son engagement dans l'armée, il répond simplement : « Je veux juste faire de beaux avions ». Et quand il se rend en visite officielle dans l'Allemagne des années 1940, il ne verra guère plus dans les nazis que d’excellents ingénieurs aéronautiques à rattraper. Il n'ignore pourtant pas l'usage que les soldats feront de ses engins, de même qu'il n'ignore pas comment sa femme finira s’il ne cesse de travailler pour s'occuper d'elle. Mais la poursuite de son rêve est à ce prix là...

Il peut paraître paradoxal de voir l'admiration de Miyazaki pour cet homme, tant on connaît son coté humaniste et antimilitariste. Il semble voir en lui l'expression parfaite de cette détermination naïve qu'il a lui même pratiquée dans son travail : cette volonté sans faille qui ne l'a jamais détourné de la manière par laquelle il voulait faire ses films. Même si elle peut paraître extrême, la comparaison n'est pas si exagérée quand on sait que Miyazaki s'est quasiment rendu aveugle à force de travailler.

Miyazaki ne retient qu’une chose de Jirō Horikoshi : ses avions. A la différence des autres modèles présents dans le film, jamais les engins de Jirō ne sont présentés sous un coté guerrier. Ils sont systématiquement montrés à la lumière de l'exploit technique qu'il incarnait, et de la charge symbolique qu'ils représentaient pour Jirō. Miyazaki porte un Jirō qui s'obstinera toujours à voir ces avions pour ce qu'ils sont aux yeux de leur créateur : de superbes machines volantes, ni plus ni moins... Quitte à envoyer au diable ceux qui les ont détournés pour en faire des engins de mort.

En faisant du Vent se lève, son dernier film, un autoportrait d'artiste obsessionnel et un condensé des thèmes chers à son cœur, Miyzaki ne nous fait-il pas une sorte d'héritage ? Ne demande-t-il pas, comme lui-même l'a fait avec les avions Jirō Horikoshi, de continuer à voir ses films dans la pureté avec lesquelles il les a conçus, dans le respect de sa pure détermination, loin de toute corruption et autres détournements ? Ce ne sera que l'un des nombreux messages que Miyazaki nous aura fait passer en 30 ans de carrière. L'héritage est immense et le fait de savoir que c'est là la fin d'un long voyage constitue à n'en pas douter l'aspect le plus déchirant de cet ultime chef d’œuvre.

Au revoir Miyazaki | © Baptiste Vassy
Au revoir Miyazaki | © Baptiste Vassy

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