Fin 2012, le ministre de l’Education espagnol, José Wert, a présenté les grandes lignes du projet LOMCE (Loi organique pour l'amélioration de la qualité de l'éducation en Espagne) pour une nouvelle loi sur l’éducation. Cette loi attend désormais d’être votée à la fin du mois. Depuis sa présentation en décembre 2012, Wert a dû apporter quelques changements en raison du mécontentement général suscité par le projet de loi. Selon ses détracteurs, elle est antidémocratique, puisque le corps enseignant et la communauté éducative n’ont pas été consultés et qu’aucun expert extérieur au parti dirigeant n’a été intégré au projet. Cette loi unira, plus que jamais, l’éducation à l’économie.
La LOE, loi sur l'éducation actuellement en vigueur en Espagne, avait défini une certaine vision de l’éducation. Elle entendait l’éducation comme « le moyen de transmettre des valeurs, de renouveler la culture (…) d’encourager le vivre-ensemble démocratique, le respect à la différence de chaque individu, de promouvoir la solidarité et d’éviter les discriminations (…) pour atteindre la cohésion sociale. (…) C’est le moyen le plus adéquat pour garantir l’exercice de la citoyenneté démocratique, responsable, libre et critique ». Cependant, José Wert a déclaré dans le brouillon du projet, que l’éducation n’était rien de plus que le moyen de réussir l'insertion sur le marché du travail. Plus concrètement, il a affirmé que « l’éducation est le moteur de la compétitivité économique et de la prospérité d’un pays (…) sa capacité à rivaliser avec succès sur l’arène internationale (…) c’est un pari pour la croissance économique et pour obtenir des avantages compétitifs sur le marché global ».
La philosophie menacée
Derrière cette finalité de l’éducation, les matières qui ne fourniraient aucun bénéfice économique, c’est-à-dire celles qui n’apparaissent pas sur les listes de l’OCDE (Organisation pour la Coopération et le Développement économique), risquent d’être éliminées. Pour Sebastian Alvarez, professeur de philosophie à l'Université de Salamanque (USAL), une telle éducation formerait « des citoyens unilatéraux, incomplets et insatisfaits, incapables de comprendre la structure au sein de laquelle ils jouent un rôle productif ». Pour ses détracteurs, la loi pourrait commercialiser l’éducation, la connaissance, et rechercher une main d’œuvre dépourvue d’esprit critique. Angel Holgado, étudiant à l’USAL, le résume ainsi : « Si tu dis à un homme pauvre que tu ne lui donneras pas tes poissons mais que tu lui apprendras à pêcher, ça c’est éduquer. Mais si tu lui donnes la canne à pêche sans lui apprendre à s’en servir, ça ne sert à rien, puisque l’intérêt n’est plus l'homme mais les poissons qu’il peut pêcher ».
La philosophie est la plus touchée puisque sa compétitivité est quasi inexistante sur les marchés. Dans le projet de loi, les matières obligatoires relevant de l'éthique et de la citoyenneté disparaissent. L' « Education à la citoyenneté » est retirée, et l’éthique devient une option facultative. Quant aux cours de philosophie, obligatoires durant les deux dernières années de lycée, ils sont remis en question. Au-delà d’une réduction drastique de postes de travail pour les philosophes, la philosophie elle-même serait pratiquement écartée du système éducatif. Selon Alejandro Lozano, étudiant en Master de philosophie à l’USAL, les matières éthiques et civiques seraient « fondamentales si notre souhait est de former des citoyens responsables et compétents dans la vie publique. Et cela est indispensable si nous voulons avancer vers un modèle politique authentiquement démocratique ». Le professeur Sebastian Alvarez, quant à lui, considère ces matières comme « très importantes, surtout en cette période, où l’on constate chaque jour combien le mépris d’un comportement civique et éthique a conduit à la corruption, l’idiotie, l’irresponsabilité et autres fléaux qui sont à la base de l’actuelle crise sociale ».
Rapprochement entre l'enseignement et les marchés
Mais le projet n’est pas le seul lien qui rapprocherait l’éducation du marché. La proposition de Wert suppose un premier pas vers la privatisation de l’enseignement. Alejandro Lozano qualifie d’ « erreur [le fait] d’introduire le modèle de l’entreprise dans l’éducation de telle manière que la formation des élèves serait abordée par des critères techniques et professionnels ». Pour sa part, Angel Holdago affirme avec véhémence que « dans des Etats supposés être des indicateurs en matière de droits et de libertés comme c’est le cas de l’Etat espagnol, tout type de privatisation n’est autre qu’une régression ». Il ajoute que « l’augmentation de la différence entre les classes sociales serait une conséquence logique du fait d’un enchainement de circonstance telles que : un plus grand pouvoir économique, un meilleur niveau d’éducation, ce qui rend possible l’accès à de meilleurs postes de travail réservés aux meilleurs exigences académiques, et qui sont mieux rémunérés ».
Ce projet de loi suscite une forte contestation. Ses opposants pensent qu’il dévalue l’éducation. La dernière manifestation a eu lieu le 9 mai dernier. La Marée Verte, association de défense de l’école publique, a inondé les rues d’Espagne et la participation a été estimée à 120 000 personnes rien qu’à Madrid. Mais la communauté éducative ne montre pas son mécontentement seulement au travers de manifestations ; beaucoup de professeurs d’université ont choisi, le 7 mai, de faire leur cours dans la rue pour protester contre la réforme et pour montrer leur soutien à l’enseignement public. Le propre frère du ministre de l’éducation, Juan Pablo Wert, professeur d’Histoire de l’art à l’Université de Castilla la Mancha, a donné son cours en dehors des salles de classes. Pendant son exposé, il a abordé les thèmes de la politique et de la citoyenneté. « Est-ce une protestation ou une proposition ? Moi je m’incline pour la deuxième (…) ici nous faisons de la politique, et elle est digne ».
Cependant toute cette mobilisation ne semble pas altérer le cours des événements. La présentation du projet de loi au Conseil d’Etat avait été retardée, mais la vice-présidente Soraya Sánchez de Santamaría a expliqué en conférence de presse que c’était en raison de quelques observations qui devaient être closes avant le dépôt du projet. Ce vendredi, le Conseil des Ministres a validé le texte, permettant son examen au Congrès et au Sénat pour être définitivement voté.
Celle-ci serait la septième loi sur l’éducation dans la courte histoire de la démocratie espagnole. Beaucoup espèrent que les prochaines laissent l’argent de côté et alimentent la valeur intrinsèque de l’éducation, puisque sans elle, selon les termes de Holgado, nous tomberions « dans une société mécanisée et indifférente, non solidaire et compétitive, dans laquelle les individus éloignés du système n’auraient pas leur place ».
Article traduit par Mathilde Mossard.
Vidéo : Carlos Ferrero, Carlos Rodrigo and Mikel Henda, doctorants à la faculté de philosophie de l'Université de Salamanque
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