Les jeunes, les professions libérales, les professeurs, ce sont eux qui ont fait la révolution. Mais incapables de construire une troisième voie, ils n’ont été que les catalyseurs d’un combat plus global, entre les deux grandes forces en présence. D’une part, les institutions politiques, la justice et l’armée, économiquement et socialement libérales, allié à l’Occident qui définissent la démocratie comme étant la séparation des pouvoirs. D’autre part, la majorité de la population organisée par les Frères musulmans, socialement conservatrice, économiquement socialisante, politiquement moraliste. Dans ce dernier cas, la démocratie reflétant la volonté populaire.
Cette dualité s’observe dans de nombreux processus démocratiques : la Turquie avec l’armée et la justice résolument Kémalistes (laïque-libéral) et la majorité de la population, religieuse et conservatrice (AKP). Mais en France aussi ou au XIXè sècle, Paris était laïc et libéral alors que 80% de la population était royaliste-conservatrice. A chaque fois c’est un combat à mort pour dominer l’administration, et écrire l’histoire.

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Quand Moubarak démissionne le 11 février 2011 c’est à l’armée, très populaire, qu’il donne les pleins pouvoirs. Malgré de longues tergiversations, Mohamed Morsi se présente aux élections présidentielles sous la bannière des Frères musulmans et remporte le scrutin, devenant Président de la République le 30 juin 2012 et sera renversé par un Coup d’Etat militaire le 3 juillet 2013. Durant son année de présidence, son seul fait d'armes restera le vote d'une nouvelle constitution. Il sera remplacé par le maréchal Sissi qui votera lui aussi une nouvelle constitution. Dans quels domaines Morsi et Sissi sont-ils d'accord et quelles sont leurs différences ?
L’armée : l’arbitre-joueur
L’armée en Egypte est un domaine économiquement majeur qui représenterait à elle seule plus de 40% du budget de l'Etat, elle est également politiquement prestigieuse (Nasser, Sadat, Moubarak et Sissi furent militaires de carrière), et jouit d’une popularité stabilisatrice, inversement proportionnelle au niveau de troubles dans le pays.
Ses statuts sont exceptionnels : garantis constitutionnellement, son budget, non détaillé, n’est pas discutable par la chambre législative, et doit être voté tel quel. La constitution de 2012 (Frère Musulman) a pourtant essayé de réduire ce pouvoir qui lui est hostile. Si la constitution prévoyait de laisser à l’analyse des tribunaux militaires les actions « contre les forces armées », elle laissa la responsabilité à la jurisprudence et au législateur d’en préciser la portée (2012 art. 198). La constitution de 2014 elle, détaille constitutionnellement ce qui figure au nom des actions contre les « forces armées » (2014 art. 204). Ainsi, un conflit dont l’une des parties est une entreprise dirigée par l’armée (une station essence par exemple) est de la compétence des tribunaux militaires. Cet article constitutionalise ce qui n’était que législatif durant le régime de Moubarak. Afin d’être sûr de conserver son pouvoir, 2014 rajouta à l’exigence que le Ministre de la Défense soit un officier militaire (2012 art 195 ; 2014 art. 201), l’approbation obligatoire du Conseil Suprême des Forces Armées pour les huit prochaines années (2014 art. 234). Ainsi, malgré l’écrasante majorité des Islamistes, ils n’ont pas été en mesure de « civiliser » l’armée.
Les Frères Musulmans : entre contestation et responsabilité
L’Egypte a été le leader du monde arabe pendant des années. Il n’est donc pas étonnant que Hassan Al Banna, fondateur des Frères Musulmans (1928), soit égyptien, et que c’est en ce pays que le mouvement prospéra, profitant de plusieurs facteurs favorables.
De façon non exhaustive, on notera (1) un pays profondément religieux, « L’Islam est la religion de l’Etat […] et la sharia sa source principale de législation » dans les constitutions de 1971, 2012 et 2014 ; (2) un désengagement social de l’Etat accentué par les crises économiques (on se rappelle les révoltes de la faim) ; (3) une trahison identitaire des élites vis-à-vis de sa politique envers Israël ou son alliance avec les Etats-Unis (par l’intermédiaire des aides militaires notamment, on parle de 1,3 milliard de $ par an) et (4) un soutien financier étranger à travers des pays comme le Qatar ou de riches émirs du Golfe.
Malgré un soutien populaire indiscutable, il semble difficile de distinguer une ligne idéologique claire, notamment économique, tant son importance démographique les laisse vulnérable aux courants transversaux quelquefois contradictoires (entre socialistes et libéraux par exemple). Il semblerait que les grands courants idéologiques soient affaire de génération (entre vieille garde dirigeante, socialiste et jeunes cadres, plutôt libéraux). Malgré ces tendances diverses, ils sont tous pour une politique active en matière religieuse, la lutte contre la corruption et le clientélisme, et un soutien sans faille aux palestiniens.
Les Frères Musulmans se posent donc en opposant farouche au pouvoir militaire qui incarne cette alliance occidentale et cette trahison populaire. Une fois revenus au pouvoir, les militaires s’empresseront donc de (re)déclarer l’organisation comme « terroriste » le 25 décembre 2013, ouvrant la porte aux condamnations à mort qui indignent jusqu’au Congrès américain.