Le déclin du système bipartisan en Espagne

Juliette Lyons, traduit par Amale Zeggoud
20 Février 2015



Le matin du 2 juin 2014, Juan Carlos a annoncé publiquement qu’il abdiquait pour laisser place à son fils Felipe, après 39 ans de règne depuis la mort de Franco en 1975, faisant la joie des Espagnols. Le soir même, les rues de Madrid et particulièrement la Puerta del Sol, foyer des indignés et des mouvements menés par des jeunes dans la capitale ces dernières années, ont été inondées par des drapeaux républicains et des citoyens demandant un référendum sur l’avenir de la monarchie espagnole. Cette demande a été ignorée et Felipe, diplômé de Georgetown, ancien membre de l’équipe olympique de voile et polyglotte, est monté sur le trône deux semaines plus tard.


Crédit DR
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Jusqu’ici, le roi Felipe et sa femme la reine Letizia avaient réussi à faire profil bas et à rester loin des scandales et des tabloïds. De fait, il donne l’impression d’être plutôt bien intentionné et concerné en comparaison à son père ces dernières années. Il ne l’a pas seulement démontré lors de sa visite à la communauté LGBT une semaine après sa prise de fonction, mais aussi à travers son approche délicate face au problème catalan, qui reste un sujet de préoccupation majeur en Espagne. Nouveau roi, temps nouveaux. Cependant, et malheureusement pour Felipe, certains membres moins intègres de sa famille  n’ont pas aidé à ouvrir la voie pour une prise de fonction sans heurts ; sans mentionner l’économie fragile, les revendications indépendantistes catalanes et la méfiance que suscitent les institutions politiques. Juan Carlos a déclaré que son choix d’abdiquer était personnel. 

Alors que le pays s’engouffrait toujours plus dans une crise financière, la popularité de Juan Carlos après le rôle important qu’il avait joué pendant la transition démocratique, surtout après avoir repoussé avec succès un coup d’état militaire de la droite en 1981, était chose passée. En voilà quelques raisons ; point négatif, la révélation de ses luxueux safaris lors desquels il chassait l’éléphant peu de temps après qu’il ait déclaré à un journaliste en 2012 qu’il avait des troubles du sommeil liés au taux de chômage du pays. Ajoutons la longue instruction pour corruption menée sur la Princesse Cristina, la sœur de Felipe, et son mari Iñaki Urdangarin accusé de détournement de fonds. Et le scandale autours des mails sexistes d’Urdangarin.

Et la cerise sur le gâteau : Juan Carlos ne jouissant plus de l’immunité de poursuite après son abdication, la Cour suprême a décidé d’examiner une demande de reconnaissance de paternité déposée par une Belge qui prétend être sa fille. 

Il n’est donc pas étonnant que les sondages aient montré une baisse drastique de la popularité de Juan Carlos à la fin de son règne. Et le roi Felipe, bien au fait des scandales de la couronne, est celui qui doit ramasser les morceaux en faisant la promotion d’une monarchie plus ouverte et plus transparente. 

Une orientation à gauche: Juan Carlos 0 – 1 Podemos

Alors qu’est-ce que tout cela a à voir avec le déclin du système bipartisan en Espagne (centre-gauche, PSOE et centre droit, PP) et l’émergence de Podemos (Nous Pouvons) ? Et bien, en tant que chef d’Etat, le monarque joue un rôle clé dans la politique. Cependant, avec la dynamique politique changeante de cette année en Espagne, Felipe pourrait bientôt se retrouver dans une situation délicate. Les citoyens espagnols ont associé son père aux problèmes de l’Espagne : la mauvaise gestion économique, le chômage et la corruption, pour n’en citer que quelques uns.

C’est à ce moment que Podemos a fait son entrée. Le nouveau parti de gauche, dirigé par Pablo Iglesias, a émergé durant cette dernière année principalement en réponse à ces problèmes, et contrairement au PSOE ou au PP, ce parti ne soutient pas la monarchie. En novembre 2014, Iglesias a déclaré que si son parti gagnait les prochaines élections générales, les Espagnols devraient se prononcer sur l’avenir de la monarchie lors d’un référendum. Avec une déclaration pareille, inutile d’ajouter que l’importante augmentation des partisans de Podemos ainsi que les sentiments antimonarchistes et anti-institutionnalistes croissants à travers le pays sont des menaces pour le Roi. Son destin dépend des prochaines élections générales. Comme en Grèce, l’Espagne va certainement expérimenter un tournant radical à gauche en conséquence des années de mesures d’austérité qui ont poussé les électeurs à leur limite. 

En ce qui concerne le système politique bipartisan, l’ère espagnole postfasciste a vu le PSOE et le PP gouverner en alternance, tous deux mêlés à leurs propres scandales de corruption. Podemos a fourni à ceux qui avaient inondé les rues d’Espagne à l’occasion de manifestations anti-austérité une manière d’évacuer leur frustration et leur rage contre les institutions corrompues du gouvernement qui n’a pas réussi à les protéger. L’année dernière, malgré une faible participation, les élections européennes ont permis à Podemos, alors âgé de 4 mois, de se faire un nom en remportant 8% des votes (à garder en tête que le PP et le PSOE, qui d’habitude réunissaient conjointement 70% des voix lors des élections nationales, n’en ont récolté respectivement que 16% et 15,8%).

Cette hausse de popularité, malgré les critiques sur le manque d’idéologie concrète, est stable. Iglesias a promis de renverser l’austérité et de s’occuper de la corruption, rappelant aux Espagnols les raisons pour lesquelles quatre ans plus tôt, ils avaient pris la Puerta del Sol. Le weekend dernier, à la suite de l’élection de Syriza en Grèce, des milliers de personnes ont afflué une fois de plus dans les rues de Madrid. Elles sont venues de tout le pays (260 bus pleins), appelées par Iglesias à montrer leur soutien et leur force pour sa campagne électorale. 

Les Espagnols veulent, à juste titre, un gouvernement qui agit pour l’intérêt de ses citoyens. Et à notre époque, avoir un monarque comme chef d’Etat est un peu dépassé. Le parcours académique et les idéaux d’une ère nouvelle du roi Felipe semblent convenir pour diriger l’Espagne du 21ème siècle. Cependant, le pays a accédé au statut de « démocratie » en 1977 à la suite des premières élections postfranquistes, et il n’y a rien de moins démocratique que de ne pas pouvoir élire son chef d’Etat, qui est aussi commandant en chef des forces armées. En outre, la constitution ne peut pas être utilisée comme excuse pour ne pas changer les postes de pouvoir.

Elle a été utilisée par Rajoy comme principal argument afin de refuser l’indépendance aux Catalans alors que lorsqu’il est question d’adapter la loi de succession pour la fille du roi Felipe (dans le cas où un enfant royal mâle naitrait), la loi suprême de l’Espagne est soudainement ouverte au changement. L’utilisation « à leur guise » de la constitution est en soit une forme d’abus de pouvoir, le type d’abus dont l’Espagne a besoin de se détacher. 

Au total, l’augmentation de la popularité de Podemos parmi les masses demandant la restauration de la République est certainement une menace pour le nouveau roi et deviendra un défi seulement si le parti gagne les élections générales. Nous devons réaliser que malgré le fantastique outil qu’a le parti populiste de gauche pour mobiliser la population frustrée et désespérée, il se pourrait qu’il n’ait pas ce qu’il faut pour gouverner un pays, auquel cas Felipe est à l’abri pour encore quelques années. Il y a toujours un débat à propos de la position politique et idéologique du parti et plus important encore au sujet de ses solutions pour l’Espagne. Sous peu sortira le deuxième volet explorant plus en détails les défis auxquels Podemos et sa crédibilité devra faire face. Est-ce que le parti récolte simplement des réactions émotives des masses ou peut-il aller loin aux prochaines élections ? « Dans une démocratie normale, le chef d’Etat devrait-il être choisi sur la base de son sang ou du bulletin de vote ? » Pablo Iglesias. 

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