Khan : étudiant, père, réfugié

28 Septembre 2015



Khan (le prénom a été modifié pour respecter son anonymat), originaire de Khost en Afghanistan, se trouve maintenant à l’hôpital de Calais, à 7500 kilomètres de chez lui. Il est arrivé avec une jambe cassée, après une mauvaise chute alors qu’il essayait de monter sur un train en direction de l’Angleterre. A l’heure où l’Europe cherche un moyen de gérer cet afflux massif de migrants, ces personnes continuent de risquer leur vie pour atteindre l’Europe et passer en Angleterre. Khan, sous couvert d’anonymat, a accepté de partager ce qu’il a traversé, ses déboires et ses espoirs. Entretien.


Pas de son, pas d’image. Ni photo, ni enregistrement :  c’était la condition unique pour pouvoir obtenir une interview. Garder son anonymat, c’est protéger sa famille, sa femme et ses deux enfants, mais aussi sa propre vie, d’après Khan. L’Afghanistan est loin d’être pacifié comme l’expliquait, il y a encore peu, Georges Lefeuvre à l’agence de presse Sputnik. Le pays doit se démener pour lutter à la fois contre les talibans et l’État islamique, poussant de nombreux Afghans à quitter leur pays.   

Vous avez décidé de quitter votre pays et de traverser toute l‘Europe pour arriver jusqu’ici. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi, et quel a été l’élément déclencheur qui vous a décidé à partir ?
 
J’ai décidé de quitter mon pays à cause de la situation politique. La situation actuelle de l’Afghanistan n’est pas bonne, et ne l’a pas été depuis plusieurs années. Je ne veux pas expliquer clairement pourquoi je suis parti, mais j’avais des ennuis. Ce n’était pas sûr pour moi de rester là-bas, ma vie était en danger. Pas le reste de ma famille, c’était seulement moi, donc je n’avais pas d’autre solution que de partir. Je n’ai pas besoin d’argent, je ne suis pas ici pour faire du business. Je ne vais jamais demander à quelqu’un de me prêter de l’argent ou quoi que soit d’autre, même si évidemment j’apprécie l’aide dont je bénéficie ici à l’hôpital. Je pense qu’il n’y a pas de pays où j’aurais reçu plus d’aide qu’ici en France.  

Pourtant, vous voulez aller en Angleterre et ne pas rester en France.
 
Si j’avais la possibilité, j’aimerais bien rester ici, mais la procédure de demande d’asile est trop longue. Cela prendrait un minimum de 6 mois pour avoir des papiers. Aller en Angleterre, c’est aussi plus facile pour moi parce que je parle la langue. Même si je pense que je pourrais apprendre le français en 6 mois, ça sera plus facile pour moi en Angleterre, notamment pour que ma famille puisse me rejoindre.

Comment décririez-vous la vie en Afghanistan actuellement ? Comment était votre quotidien ?
 
La situation en Afghanistan est très compliquée. Attention, j’adore l’Afghanistan, c’est mon pays et j’adorais la vie que j’avais là-bas. J’ai la chance de venir d’une famille de classe moyenne, donc je vivais bien avant d’avoir des problèmes. J’avais une grande maison, un grand terrain, une bonne voiture, j’étais étudiant en médecine. Je conduisais une Toyota que j’avais achetée pour 7000$. Tout n’était pas parfait bien évidemment, mais je ne serais pas parti si je n’y avais pas été forcé. 

La situation en Afghanistan a radicalement changé en 2001 à la suite de l’intervention de la coalition internationale. Est-ce que vous considérez que les pays occidentaux vous ont laissé tomber ? Qu’ils vous doivent quelque chose ?
 
Pour être tout à fait honnête, je n’aime pas la présence des Américains sur notre sol. La situation était compliquée avant qu’ils n’interviennent mais des gens sont morts et meurent encore à cause d’eux. Je pense que personne n’aimerait voir son pays être contrôlé par un autre. C’est un sentiment naturel, n’importe qui peut comprendre ça. D’une certaine façon, les Américains sont responsables de ce qui est en train d’arriver. Ils sont rentrés en conflit avec le gouvernement, avec les Talibans… Pourquoi ? Le pays est maintenant sous pression. Je pense que ce serait mieux pour les prochaines générations d’Afghans s’ils partaient. 

Pouvez-vous expliquer comment vous êtes arrivé ici, votre voyage ? Y-a-t-il un moment où vous vous êtes dit que cela n’en valait pas la peine ?
 
Mon voyage, c’est une très longue histoire. Beaucoup de gens partent d’Afghanistan, je savais qui payer pour arriver jusqu’ici. Il y a énormément de passeurs qui organisent le voyage jusqu’en Europe. J’ai payé entre 6000 et 7000 $ pour le voyage, tout était organisé. Je n’étais pas vraiment inquiet, je savais que j’arriverai sauf en Europe. J’ai quitté l’Afghanistan à l’arrière d’un camion avec 7 autres personnes. Nous avons roulé jusqu’en Turquie où nous avons changé de camion et nous sommes allés directement en Italie. 

Nous n’avons pas beaucoup discuté pendant le voyage, et à notre arrivée à Milan, chacun est parti de son côté. Ensuite, j’ai juste acheté un ticket de train pour Paris, et j’ai pris un bus Eurolines de Paris à Calais. Le moment où je me suis dit que ça n’en valait pas la peine, c’est quand je suis tombé, quand je me suis cassé la jambe. C’était le pire moment de ma vie. Heureusement que la police et la sécurité étaient là, ils ont appelé une ambulance et c’est comme ça que je suis arrivé ici.

L’Arabie saoudite affirme que depuis 2011, elle a laissé entrer environ 500 000 réfugiés syriens. Les pays du Golfe sont en majorité plus riches et géographiquement plus proches. Pourquoi avoir décidé de venir en Europe plutôt qu'aux Emirats Arabes, au Qatar ou ailleurs ?

J’ai choisi de venir en Europe parce que les pays arabes ne donnent pas de visa pour une longue durée. Ils peuvent me renvoyer dans mon pays dès qu’ils le veulent, je n’ai aucune garantie de pouvoir rester. Les règles sont différentes entre ici et là-bas, venir en Europe était plus simple pour moi.

Pouvez-vous expliquer comment vous avez préparé votre départ ? Avez-vous planifié ceci avec votre famille ?

J’ai une grande famille, j’ai cinq frères et deux sœurs. Deux de mes frères vivent ailleurs, mais le reste d’entre nous vivons avec ma mère. C’est comme ça en Afghanistan, c’est la règle. Nous respectons beaucoup nos parents parce qu’ils sont les personnes qui nous ont donné la vie, et on se doit de s’occuper d’eux. J’ai aussi deux enfants, ma femme était enceinte quand je suis parti. Je prends tout cela en considération bien entendu mais j’ai pris ma décision moi-même et ensuite je leur en ai parlé. Ils comprennent que ma vie est en danger et que je n’avais pas d’autre choix que de partir. Ils étaient d’accord sur le fait que c’était la meilleure chose à faire pour moi. 

À quelle fréquence avez-vous des nouvelles de votre famille ?

J’ai des nouvelles deux à trois fois par mois et seulement via Facebook ou par téléphone. Internet ne fonctionne pas toujours très bien là où ma famille vit, ils n’y ont pas beaucoup accès. En arrivant à Calais, je suis allé à la Jungle [camp crée par les réfugiés] et j’ai acheté une carte SIM dans un des magasins. Il y a des gens qui vendent une carte 3 Giga pour 10€.

Avez-vous déjà menti ou caché une partie de la vérité à votre famille sur votre situation ici ou pendant le voyage ?

J’ai dû leur mentir, oui. Je n’ai pas envie que ma famille, ma mère ou ma femme, s’inquiètent pour moi. Je ne leur ai pas dit que j’étais à l’hôpital. Quand je leur parle, je dis juste que j’essaie de passer en Angleterre aussi souvent que possible. Ma femme et ma mère ne supporteraient pas la vérité, alors je préfère la leur cacher pour les protéger. Ma femme a accouché de ma fille il y a une vingtaine de jours, quand j’étais déjà à l’hôpital, alors je n’ai rien dit. 

Les habitants de Calais ne sont pas toujours contents de la présence de migrants dans leur ville. Il y a même un groupe qui s’est créé pour protester, Sauvons Calais. Comprenez-vous leur sentiment ? Pensez-vous que Calais a besoin d’être sauvé ?
 
Je ne suis resté que deux jours dans la Jungle de Calais, je ne savais pas qu’il y avait autant de monde ici. J’étais surpris en arrivant de voir tant de gens. Je pense que les gens ont le droit d’être en colère. Tous les étrangers n’ont pas un comportement irréprochable et cela crée des problèmes dans la ville. Je n’ai pas eu de soucis ici, je n’ai eu de problèmes avec personne. Les gens s’occupent très bien de moi ici à l’hôpital. En réalité, je pense que 75% des gens me comprendraient s’ils savaient ce que j’ai vécu, pourquoi j’ai dû quitter mon pays, avec tous les problèmes qu’il connait. Les Français sont plutôt accueillants avec les étrangers, c’est mon ressenti en tout cas. J’ai entendu dire que les Anglais sont un peu moins tolérants. 

La vie dans la Jungle, c’est comment ? 
 
Je n’y suis pas resté très longtemps, mais c’est incroyable. L’association Salam aide à l’organisation du camp et fournit des tentes, de quoi manger. Les gens qui sont là-bas sont sous pression, ils luttent tous les jours pour survivre, tout le monde est coincé ici… Il y a des gens mentalement morts. Mais il y a aussi des magasins et des restaurants, je t’ai dit que j’avais acheté une carte SIM dans un magasin de la Jungle. Il y a même un restaurant afghan où les gens cuisinent comme chez nous. La nourriture afghane me manque beaucoup, j’ai perdu 12 kilos depuis que je suis arrivé ici. On a l’habitude de mettre de l’huile partout en Afghanistan.

Qu'est-ce qui vous manque d'autre, culinairement parlant ?
 
Le pain. On a une façon particulière de faire cuire le pain, j’adore ça. On fait un grand trou dans le sol, qu’on solidifie avec de la boue sèche. On y met de petits bouts de bois pour faire un feu et ça donne un four naturel. C’est très chaud, très rapidement. Ensuite, on met la pâte dans le trou et on la travaille avec deux grands bâtons. C’est naturel et super bon, n’hésite pas à goûter si tu as l’occasion un jour. 

Comment voyez-vous le futur ? Avez-vous un plan à long ou à moyen terme ?
 
Dès que je sors [de l’hôpital], je vais essayer de passer à nouveau en Angleterre. J’ai entendu à la BBC que les Anglais se posaient la question d’accepter des gens qui sont coincés à Calais. Je veux vivre en Angleterre. Ce que je vais y faire est encore incertain. Si je pouvais continuer mes études, ça serait bien. Je veux faire venir ma femme et mes enfants en Angleterre, je ne veux pas d’une petite amie, je ne veux pas tromper ma femme. Sinon, je n’ai pas de plan précis, je verrai bien. 

Cela va paraître un peu futile, mais pouvez-vous partager un de vos rêves ?
 
Mon rêve ? En Afghanistan, mon rêve était de devenir docteur. J’étudiais pour ça. Mais maintenant, je veux juste pouvoir m’installer. Mon rêve, ce n’est pas de vivre caché. Je veux juste une vie normale, avec ma famille. Je veux être en sécurité, c’est pour ça que je suis ici. Je crois en la chance. Tu peux essayer tout ce que tu veux, mais tu n’auras jamais plus que ta chance.

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Adrien Carton
Je suis actuellement en Master Relations Internationales à Prague à la suite d'une licence... En savoir plus sur cet auteur