Elugelab, l'escalade du Champignon

3 Juillet 2013



Elugelab, l’une des îles marshallaises, n’existe plus aujourd’hui. Elle fut pulvérisée par l’armée américaine en 1952 lors de l’essai de la toute première bombe à hydrogène. L'H explosif de l'Histoire.


Elugelab, l'escalade du Champignon
À l'aube, heure locale, les chronomètres qui se trouvaient à l'intérieur de la bombe atteignirent zéro et la première étoile de fabrication humaine s'éleva à quarante kilomètres d'altitude dans la stratosphère. Elle masqua le soleil de son nuage gris-bleu tandis qu'en dessous d'elle, Elugelab fut littéralement calcinée et s'enfonça dans l'océan soudain devenu bouillant. »*

C'est de cette manière que le journaliste d'investigation gallois, Gordon Thomas, dépeint les premières heures de la journée du 1er novembre 1952. À travers le globe, les sismographes enregistrèrent une énorme éruption dont le centre se trouvait sur le minuscule atoll d'Elugelab dans les Îles Marshall, au sud du Pacifique. Les aiguilles des appareils se sont affolées comme jamais. Le moment de stupeur a dû être total pour les scientifiques et les services secrets occidentaux, face à un tel choc inexpliqué. Rapidement, les premiers rapports confirment que les États-Unis venaient de faire exploser la première bombe H (à Hydrogène) de l'Histoire. Pulvérisée par l’armée américaine, l'ile d'Elugelab n'existait plus…

La folle escalade

Le 31 janvier 1950, le Président Harry S. Truman déclare publiquement la ferme intention des États-Unis de se munir de la bombe à hydrogène, qui n’est alors qu’une pure théorie : « It is part of my responsibility as Commander in Chief of the Armed forces to see to it that our country is able to defend itself against any possible aggressor. Accordingly, I have directed the AEC [United States Atomic Energy Commission] to continue its work on all forms of atomic weapons, including the so-called hydrogen or Super bomb. [Il est de mon devoir en tant que Commandant en chef des forces armées de m'assurer que notre pays est capable de se défendre contre tout agresseur. En conséquence, j'ai ordonné à l'AEC de continuer son travail sur toutes les formes d'armes atomiques, y compris ce qui est appelé la bombe à l'hydrogène ou la super bombetrad]. »

Cette décision de pousser toujours plus loin l'armement nucléaire repose sur deux révélations inattendues : l'acquisition de bombe à fission par l'Union Soviétique au cours de l'automne précédent, et la découverte de l'activité d'espionnage de Klaus Fuchs au Los Alamos. Le Laboratoire national de Los Alamos (Los Alamos National Laboratory) renferme de nombreux secrets, étant le laboratoire secret créé pour centraliser les recherches scientifiques du Projet Manhattan… Suite à une enquête du FBI, K. Fuchs a été reconnu coupable d'espionnage, pour avoir fourni des documents secrets sur l'arme atomique à l'URSS - le fichier Fuchs est étroitement lié à celui de Julius et Ethel Rosenberg. 

Les États-Unis ont ainsi relancé la course aux armements avec l'URSS, le Royaume-Uni et la France. Deux nouvelles bombes - les plus puissantes jamais vues - ont donc été développées par le Comité Panda (Panda Committee) dirigé par J. Carson Mark à Los Alamos, pour être testées à la fin de 1952 dans une zone isolée de l'océan Pacifique. Le premier « vrai » essai thermonucléaire, dont le nom de code, Ivy Mike, « Mike » rappelant l'initiale M pour mégatonne, était en marche. Il se conclut par les « essais d'explosions » terrestre et aérien de deux bombes sur l'île d'Elugelab et sur l'atoll d'Eniwetok, en octobre et novembre 1952, un test à la puissance sans nom.

Un Champignon hors catégorie

En une fraction de seconde, une partie de l’humanité avait déclenché la puissance de feu d’un Soleil à la surface de la Terre. La bombe qui a rasé Hiroshima était équivalente à environ 15 kilotonnes de TNT. Ivy Mike était d'environ 10,4 mégatonnes, près de 700 fois plus puissantes. L'explosion a laissé des dommages irréels : le sol a été littéralement vaporisé sur une zone circulaire de 1 km de large, laissant un énorme cratère vitrifié de plus de 1,5 km de diamètre et de plus de 75 mètres de profondeur. Il a fallu recouvrir la zone d'un imposant sarcophage de béton conçu spécialement pour contenir les radiations. Ce mégadôme existe toujours. Le champignon a grimpé à 17 kilomètres en 90 secondes seulement, entrant dans la stratosphère. Une minute plus tard, il a atteint 33 kilomètres, pour finalement se stabiliser à un plafond de 36.5 kilomètres. Une demi-heure après l'essai, le champignon s'étend sur 96.5 kilomètres de large.

Fait incroyable, en provoquant l'explosion d'Ivy Mike, l'homme réussit à produire des éléments encore inconnus : deux nouveaux isotopes du plutonium – le plutonium 244 et le plutonium 246 - et de nouveaux métaux lourds - l'einsteinium et le fermium. Reste que son effet premier sera dévastateur. Un volume d’eau radioactif se répand à travers l’archipel, la région contaminée pour des centaines d’années. Une pollution de l'atmosphère a également été inévitable. Mystère de l'histoire, il ne semble pas exister de documents publics précis sur cette question. Mystère également, sur les conséquences sanitaires. Notamment sur le degré d’exposition aux radiations du personnel associé à la fabrication de la bombe, aux essais et surtout au nettoyage du site dans les années 1970. Quant à la population, il ne fait aucun doute que les conséquences furent nombreuses et le plus souvent oubliées. Le 15 mai 1977, l'armée américaine – avec plus de 4 000 militaires - a eu ordre de décontaminer les îles de l'atoll d'Eniwetok, dans le cadre du programme « Enewetak Radiological Support Project ». En 1980, le gouvernement des États-Unis décréta que les îles étaient de nouveau habitables… Le doute reste permis, l’irradiation des populations aussi.

Pour la petite histoire dans la grande, les deux groupes d’îles sont nommés les Ratak, ce qui signifie « lever du soleil », et les Ralik, ce qui signifie « coucher du soleil ». Par la force de la chose, l’île d'Elugelab n’est plus qu’une « sombre nuit », provoquée par l’Homme.



*Gordon, Thomas. 2011. « Histoire des services secrets britanniques ». Nouveau Monde éditions. pp. 543.

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