Le 8 février 2015, La Commission électorale nigériane a décidé de repousser les élections de six semaines, initialement prévues le 14 février. En jeu, la distribution incomplète des cartes d'électeur, et l'accès de millions de personnes aux urnes, en particulier dans les trois États du Nord, touchés par l'insurrection du groupe Boko Haram.
Au Nigeria, c'est la constitution, adoptée en 1999, qui fixe le fonctionnement des élections. À son regard, le scrutin peut se dérouler au plus tôt 150 jours avant l'expiration du mandat présidentiel, ou au plus tard 30 jours après son expiration. Le report est donc constitutionnel, mais quel en est l'intérêt ? Les avantages évoqués par le parti au pouvoir, et son candidat Goodluck Jonathan, semblaient pragmatiques : des cartes d'électeurs n'étaient toujours pas distribuées, et les élections n'auraient pas pu se tenir dans les trois États de l'extrême-nord du Nigeria, faute de sécurité suffisante. Des motifs suffisants selon la Commission électorale nationale indépendante (CENI) et son directeur Attahiry Jega, qui décidèrent de repousser l'élection. Malgré les critiques de corruption de la part du parti d'opposition, et même récemment, du parti au pouvoir, Attahiry Jega, acteur clé dans les élections nigérianes, est aussi décrit comme déterminé à assurer un vote juste et crédible. Dans son sillage, le ministère de la Défense, qui détient les outils afin d'assurer la sécurité des élections, s'est déclaré acteur non-partisan.
L'intérêt politique du report
Muhammadu Buhari, le candidat du principal parti d'opposition, le Congrès progressiste, s'est d'abord fermement opposé à ce report, qu'il percevait comme politique. En suivant cette logique, Goodluck Jonathan, le président sortant, a-t-il pu utiliser ces six semaines pour gagner du terrain ? Une partie des critiques adressées au président sortant portaient et portent toujours sur sa faiblesse dans la lutte contre Boko Haram. Ces six semaines additionnelles étaient donc l'occasion pour Jonathan d'additionner quelques victoires supplémentaires contre le groupe fondamentaliste. Hormis l'allégeance de Boko Haram à l'État islamique déclarée le 7 mars 2015, quelques victoires strictement militaires ont pu en effet être comptées. Jonathan a reconnu que l'armée nigériane manquait jusqu'ici de moyens. L'opération lancée en février, soutenue par le Tchad, le Cameroun et le Niger, aurait ainsi permis de « libérer » les États du Yobe et de l'Adamawa. Les élections vont également pouvoir se tenir dans le Borno, mais dans un climat extrêmement tendu. Les déplacés et réfugiés ne pourront participer au vote. Est-ce que ces victoires relatives ont une chance de se révéler durables ? Si le groupe islamiste a été chassé de plusieurs municipalités, le risque d'attentat demeure conséquent et Abubakar Shekau, le leader de Boko Haram, a d'ailleurs promis de perturber les élections.
Malgré ces victoires, les avantages stratégiques de ce report restent incertains. Premièrement, ces avancées contre Boko Haram se font dans le cadre d'une coopération régionale qui a tardé à venir. Jonathan a mis du temps à se résoudre à la coordination, et sa précipitation de février risque d'être perçue comme de l'empressement électoral. Le report en lui-même a suscité d'importantes controverses qui alimentent l'animosité entre les partisans des deux principaux partis. Ce n'est pas le premier faux-pas diplomatique que Jonathan commet. Président originaire du Sud, il est vivement critiqué pour violer la règle tacite de l'alternance entre un président du Sud, en majorité chrétien et animiste, et un président du Nord, en majorité musulman.
Le Nord mis à part
Goodluck Jonathan suscite un fort ressentiment dans le Nord. L'économie des trois États du Nord-Est est mise à mal par la lutte quotidienne avec Boko Haram. Le Borno, le Yobe et l'Adawama abritent 5 millions d'électeurs, en majorité opposés à Goodluck Jonathan. Depuis la mise en place d'un état d'urgence en 2013, la situation s'est dégradée. Une partie de la population fuit, une autre partie souffre de malnutrition et d'exactions. L'armée y est mal perçue, soumise à une corruption importante. Un quart du budget de la fédération va dans les forces de sécurité, un chiffre jamais atteint durant les dictatures militaires de la fin du XXème siècle, et pourtant, les soldats restent sous-équipés.
Choisir le moins pire ?
Quatorze candidats se présentent à cette élection, parmi lesquels la première femme à briguer cette fonction. Mais seulement deux émergent comme les seules options « possibles » – pour éviter le qualificatif de « crédibles », spécialement malvenu lorsqu'il s'agit de choisir entre un président corrompu et un ancien dictateur militaire. Malgré son régime militaire répressif dans les années 1980, la côte de popularité de Muhammad Buhari menace sérieusement Jonathan. Issu du Nord et musulman, Buhari est perçu comme potentiellement plus efficace contre l'enjeu sécuritaire actuel, mais également comme ayant considérablement lutté contre la corruption. La présidence de Goodluck Jonathan, pour sa part, est entachée par des scandales de corruption importants. La répartition des richesses au Nigeria, notamment issues de la manne pétrolière, est un enjeu important. Le magazine People with Money a placé Jonathan au premier rang des chefs d'État les mieux payés au monde en 2014, avec des revenus estimés à 82 millions d'euros.
La prédominance de l'enjeu sécuritaire
Dans la couverture médiatique des enjeux électoraux, Boko Haram domine. Groupe fondamentaliste djihadiste, Boko Haram, littéralement « livre interdit », rejette l'enseignement « perverti » par l'Occident. Son fondateur, Mohammed Yusuf, a construit le mouvement en 2002, aspirant à la création d'un califat et dénonçant la corruption du régime d'Abuja, délaissant le Nord au profit de la côte Atlantique. C'est en 2009, lorsque Yusuf se fait tuer dans des violences sectaires à Maiduguri, qu'Abubakar Shekau prend la tête du mouvement, et le fait basculer dans une stratégie terroriste.
La tête de Shekau a été mise à prix. Jonathan, dans sa stratégie, a préféré l'escalade de la violence, refusant ainsi toute possibilité d'amnistie aux insurgés. Les processus de négociation ont été balayés, sous prétexte que les insurgés étaient hostiles à tout dialogue. À la vue du répondant de Boko Haram, de son emprise sur certains villages et de ses massacres, comme à Baga en janvier dernier, cette stratégie s'est jusqu'ici révélée plutôt inefficace, à moins de déployer, comme ces dernières semaines, des efforts militaires massifs, mais peu viables pour assurer la stabilité sur le long terme.
Consolider la jeune démocratie ?
La démocratie nigériane est récente, ses premières élections « démocratiques » s'étant tenues en 1999. Alors que Barack Obama a encouragé lundi 24 mars des élections démocratiques justes et libres au Nigeria, ces élections représentent un test pour le pays, dont le modèle de démocratie impacte bien au delà de ses simples frontières. Malgré ses avancées, une société civile et des médias développés, l'exercice du pouvoir manque toujours de transparence et d'imputabilité. Ces éléments, notamment la corruption qui en est la plus flagrante expression, menacent la consolidation démocratique.
De la légitimité des milices locales : contre qui l'État lutte-t-il ?
Un problème qui découle également de la lutte contre Boko Haram, mais qui a surtout trait à la stratégie sécuritaire globale de l'État nigérian, c'est le rapport aux milices locales non gouvernementales. En assurant la sécurité de villages et de populations délaissées par l'armée, ces milices empiètent sur les plate-bandes du sacralisé « monopole de la violence légitime » détenu par l'État. Le fait que l’État s'y oppose bec et ongles, en mettant en place un état d'urgence qui réduit les pouvoirs locaux au strict minimum, ne fait qu'empirer le problème. Si d'une part l'état d'urgence ne trouve pas d'écho concret pour la sécurité des populations, d'autre part, le travail de protection assuré par les milices ne trouvent aucune reconnaissance.
Crime organisé et trafic de drogue
La lutte contre la drogue, et son lien avéré avec les sources de financement de réseaux terroristes, devraient également faire partie des priorités du gouvernement. Le Nigeria est l'hôte de réseaux importants de crime organisé. Cette « bombe sécuritaire » que représente le trafic de drogue, si elle se limitait un temps à du transit sur le territoire nigérian, s'étend aujourd'hui à du stockage, de la consommation, et de l'exportation. L'agence de lutte contre le narcotrafic, la National Drug Law Enforcement Agency est dépassée et sous-financée, son budget annuel ne cessant de décroître.
Une économie trop vulnérable
Le Nigeria est le premier producteur de pétrole en Afrique, l'or noir constituant 70 % de ses recettes nationales. La chute récente du cours mondial du pétrole a ainsi souligné la vulnérabilité de l'économie nigériane, en proie à un manque de diversification. Celle-ci, si elle a commencé dans le secteur agricole, doit se poursuivre, notamment pour palier à la persistance du chômage et de la pauvreté, dans un pays dont la croissance se maintient pourtant à 5 % par an. Muhammadu Buhari, pour sa part, a peu développé son programme économique lors de la campagne, misant surtout sur la sécurité. Le report des élections n'a de plus rien arrangé à la situation, ajoutant à l'incertitude politique particulièrement mal-aimée des investisseurs.
Violences sectaires, environnement et droits de l'Homme : où sont-ils ?
Ces principaux enjeux auxquels devra faire face le nouveau gouvernement sont accompagnés d'une myriade de défis, tous plus importants les uns que les autres. En premier lieu, et dans un ordre qui n'a aucun but de priorisation, les violences sectaires restent largement ignorées, selon un rapport de Human Rights Watch, publié en décembre 2013. Dans la région centrale du pays, ces violences ont tué 3000 personnes entre 2010 et 2013. En l'absence de justice mise en place par l'État, la revanche domine. Les identités ethniques constituent souvent un mode de mobilisation pour les politiciens. Analyser ces violences en termes tribaux est donc réducteur, les disputes communautaires obéissant à la fois à des dynamiques « par le bas » et « par le haut ». La question de revoir ses politiques en terme de cohérence et de pacification du territoire implique de prendre en compte ces manipulations et de les faire cesser.
Un rapport de Amnesty International, intitulé Pétrole, pollution et pauvreté dans le delta du Niger, alarmait en 2009 des problèmes de pollution causés par l'industrie pétrolière. Les compagnies pétrolières opèrent sans contrôles réguliers depuis plus de 30 ans, et les fuites d'hydrocarbures menacent l'écosystème du Delta du Niger, autour duquel vivent 31 millions de personnes. La rareté des moyens de subsistance risque également d'entraîner des individus vers la violence. Les enjeux environnementaux concernent également le traitement des déchets, plaie importante dans le développement du pays, ou encore la déforestation, inquiétude exprimée par les Nations unies.
Dans le domaine des droits de l'Homme, c'est la loi promulguée par Goodluck Jonathan en janvier 2014 qui a marqué les esprits. Interdisant le mariage entre deux personnes de même sexe, et restreignant les droits des homosexuels, cette loi fut particulièrement controversée. Les militants des droits de l'Homme craignent l'augmentation des persécutions qui seraient « légitimées » par cette loi. Des retombées en matière de santé publique peuvent également être dénotées, en empêchant des personnes d'avoir accès à des informations pertinentes relatives à leur sexualité, et notamment aux soins concernant le sida.
La liste est loin d'être exhaustive, mais le but est d'en appeler à la liberté et à la pluralité des médias nigérians et internationaux, afin de faire peser davantage de pression sur ces autres enjeux. Certains peuvent d'une part devenir des déterminants de la politique sécuritaire du Nigeria, et de son efficacité face aux insurrections, mais surtout il faut prendre conscience que l'évolution du Nigeria entraînera des impacts, positifs ou négatifs, bien au-delà de ses frontières.