Dysturb : Le photojournalisme se réinvente

Flaminia Bondi
23 Janvier 2015



#Dysturb est le nom du projet fondé par les photographes Pierre Terdjman et Benjamin Girette, et susceptible d'apporter une réponse à un photojournalisme en crise. Avec des budgets photo qui diminuent et une concurrence médiatique croissante, de nombreux sujets couverts par ces professionnels passent désormais sous silence, ce qui réveille chez eux une grande frustration et indignation.
Pour rendre alors visibles les histoires dont ils sont les témoins et informer le public à une plus grande échelle, ils décident de contourner les médias pour afficher leurs tirages directement dans la rue, « le plus grand réseau social du monde ».


Crédit #Dysturb
Crédit #Dysturb
#Dysturb est un projet soutenu par un vaste réseau de professionnels qui cherchent une alternative à la crise qui touche depuis quelques temps le photojournalisme. Une situation aggravée aussi par la crise de la presse, qui réduit son budget photo et diminue ses commandes. C'est en effet la course aux banques d'images, avec la concurrence d'un flux continu de photos d'amateurs et de professionnels reprises par les médias sur Internet et à travers les réseaux sociaux, souvent à petits prix. Cela témoigne encore de la place accordée à la recherche du moindre coût, en dépit de la qualité du contenu informatif.

La crise du photojournalisme

Les reporters reçoivent ainsi de moins en moins de commandes, et avec une rémunération qui ne couvre pas toujours les risques encourus sur le terrain.

Ce qui reste, c'est une grande frustration. La frustration d'un photographe qui, après avoir passé plusieurs mois sur un terrain, en risquant souvent sa vie dans des situations difficiles, ne peut véritablement raconter ce qu'il a vu, rendre visible les histoires dont il a été le témoin. Sur un service de plusieurs mois par exemple, seulement quelques tirages réussiront à trouver leur place dans la presse, les autres ne verront pas le jour car peu vendeurs, ou tout simplement par manque de moyens.

La réponse de #Dysturb

Lancé par Pierre Terdjman et Benjamin Girette en février dernier, #Dysturb est donc né d'une volonté commune de rendre visible leurs témoignages, et celui d'autres reporters, pour raconter et informer la population sur des réalités souvent très vite oubliées par les flux médiatiques. Pour faire cela, ils décident de contourner le passage obligé des grands médias, en affichant leurs témoignages directement dans la rue, « le plus grand réseau social du monde » selon Pierre Terdjman.

Ils sortent ainsi la nuit, en groupe et armés de colle, afin de recouvrir les villes de tirages photo géants, pris aux quatre coins du globe. Les affiches 4x3 deviennent, à la lumière du jour, des fenêtres sur le monde, qui laissent apparaître les déplacés du Bangladesh, les manifestants de l'Egypte, d'Hong Kong ou de l'Ukraine, les conflits en Centrafrique, à Gaza, au Mali...

Le projet, entièrement financé par ses fondateurs et sa communauté, a déjà touché des villes comme Paris, Perpignan (à l'occasion de l'évènement « Visa pour Image »), Sarajevo, et New York en octobre dernier, mais ce n'est que le début.

Crédit #Dysturb
Crédit #Dysturb
Photographe pour l'agence Gamma depuis 2007, Pierre Terdjman est un photojournaliste français qui travaille régulièrement pour Paris Match, The New York Times, Geo Magazine et Newsweek.
De la violence post-électorale du Kenya au conflit russo-georgien, de l'Afghanistan au tremblement de terre haïtien, jusqu'au printemps arabe, Pierre Terdjman a été le témoin de nombreuses zones de conflits et de violence autour du globe. 
Dans une courte interview, Pierre Terdjman explique l'origine de ce projet et sa vision du photojournalisme aujourd'hui.

Entretien avec Pierre Terdjman

Comment êtes-vous devenu photographe et qu'est-ce qui vous a poussé vers le photojournalisme ?
 
J’ai commencé la photographie en Israël, en étant en stage pour le journal Haaretz de 2002 à 2007. Après avoir couvert l’Intifada pendant plusieurs années, je suis rentré en France en 2007 en intégrant l’agence gamma.
 
J’ai toujours voulu découvrir le monde et comprendre comment les gens vivaient en temps de guerre. Aimant la photo et ayant envie de voyager, je suis devenu photojournaliste.

Comment est née l'idée du projet #Dysturb ? Quel était votre objectif ? Quelle population vouliez-vous toucher ?
 
#Dysturb est né de l’envie de partager les actualités et les sujets que nous couvrons en tant que photojournalistes, avec le plus grand nombre. Lassés d’un manque de visibilité dans la presse traditionnelle et conscients du besoin de changement, nous avons créé avec Benjamin [Benjamin Girette] Dysturb, en mars dernier.
L’objectif est toujours d’afficher « sauvagement » du photojournalisme pour donner conscience aux gens de ce qui se passe autour d’eux. À la manière de la publicité que l’on voit partout dans la rue, nous avons décidé de coller ! A savoir, nous ne vandalisons jamais et nous utilisons une colle à l’eau.

Comment avez-vous choisi les photos et les lieux d'affichage ?
 
Nous choisissons les photos en fonction de l’actualité. Nous avons un réseau de photojournalistes que nous connaissons, et à côté de ça nous recherchons constamment de nouveaux sujets. 

Avez-vous rencontré des difficultés lors de la réalisation du projet?
 
Nous cherchons de l’argent pour continuer le projet, qui jusqu’à maintenant n’a été financé que par nous-mêmes.

Dysturb, (disturb) se traduit par « déranger » en français. Le projet a-t-il suscité les réactions et l'impact voulu?

En effet, l’idée était de déranger les gens et de les mettre face au monde dans lequel ils vivent. Pari réussi : les gens réagissent et même à Paris certaines personnes nous demandent de venir coller des photos sur leur mur ou dans leur quartier ! 

Vous avez choisi la rue comme lieu d'exposition. Qu'est-ce qui a motivé ce choix ? Car les œuvres affichées dans la rue ne sont-elles pas condamnées à s'effacer à court terme, sous le poids du changement de la ville ?
 
L’utilisation de l’espace urbain était le meilleur moyen de toucher le plus de gens possible. La rue reste le plus grand réseau social du monde. Pour les artistes ou des gens comme nous, le message peut être très fort. Toute la journée, on mange de la pub dans la rue, nous on vend autre chose ! En fait nous ne vendons rien, nous offrons aux gens la possibilité de s’informer gratuitement en prenant conscience de ce qui se passe autour d’eux.

Crédit #Dysturb
Crédit #Dysturb
Quel rôle accordez-vous aux réseaux sociaux ? Que pensez-vous plus précisément de Instagram et de Twitter ?
 
Nous sommes bien évidemment connectés sur Instagram, Twitter et Facebook etc. Pour nous, c’est très important pour faire grandir notre communauté et pour prévenir les gens de ce que nous faisons.

Dans un monde de plus en plus saturé en images et en informations, où l'attention même du public est fragmentée, de nombreux sujets/reportages peinent à trouver la juste visibilité. Que pensez-vous de cette  « concurrence » de l'information, et quelles solutions seraient selon vous les plus envisageables ?
 
Franchement, nous essayons justement de créer une alternative. Fini de pleurer sur notre métier qui va mal, aujourd’hui avec Dysturb, nous cherchons des solutions justement pour ça. Une photo de Johnny va être plus intéressante qu’une photo d’Iraq pour un magazine qui veut vendre du papier. C’est la réalité, c’est aussi vrai que les gens ne veulent plus s’informer. Ils ne croient plus toujours à ce qu'on leur raconte.

Quelle est la place du photojournalisme dans cette dynamique et quel devrait être son rôle dans la société d'aujourd'hui ?
 
Le photojournalisme a pour but d’informer les gens et de leur faire découvrir des sujets dont ils n’avaient pas connaissance. C’est ça le rôle du photojournaliste, tirer la sonnette d’alarme sur des problématiques inconnues. 

Souvent, les photojournalistes sont comparés à des anthropologues. À ce propos, que pensez-vous de la posture du photojournaliste ? Conserve-t-il une réelle objectivité, étant donné que chaque photographie est le résultat d'un choix (sujet, cadrage etc.) qui peut être subjectif ?
 
L'objectivité est un mot qui devrait être banni du langage des écoles de journalisme, je préfère l’honnêteté intellectuelle dans la manière de traiter un sujet, le respect pour le sujet et les gens surtout. Le respect et la sensibilité sont essentiels. 

Qu'est-ce qui vous guide et vous pousse en tant que personne à risquer votre vie dans des situations souvent assez dramatiques?
 
Raconter l’histoire de ceux qui ne peuvent le faire.

Y-a-t-il eu un moment dans votre carrière où vous avez pensé que cela ne valait pas la peine [de mettre votre vie en danger] ?
 
Oui ça m’est arrivé, mais ça m’est passé très vite !

Vous avez beaucoup voyagé et photographié différentes révoltes, différentes populations, différentes réalités : avez-vous trouvé un ou plusieurs points communs entre tous ces différents contextes/revendications ?
 
La pauvreté, le manque d'éducation, la privation de libertés et de parole sont ceux que l’on voit de manière plus récurrente dans les pays en conflit, je pense.

Parmi vos projets et vos voyages, pouvez-vous nous raconter un souvenir, une histoire qui vous a beaucoup marqué et qui vous tient à coeur ?
 
Mon dernier reportage en Centrafrique. Sans doute l’endroit le plus violent et le plus fou que j’ai pu voir ces dernières années. 

Crédit #Dysturb
Crédit #Dysturb
Si vous pouviez changer une seule chose dans le monde, que changeriez-vous ?

Si je pouvais changer quelque chose dans le monde ? Je n’en sais rien, il y aurait trop de choses à changer, non ?

L'automne est déjà là, et l'hiver approche. Quels sont vos projets pour la rentrée ?

Après Perpignan, Bayeux et New-York, nous allons bientôt couvrir la Belgique, la Hollande et d’autres pays. Et puis j'espère aussi me remettre à faire des photos un de ces jours !

Le retour à la rue

Vandalisme pour certains, forme de street art ou de marketing pour d'autres, le recours à la rue reste néanmoins un bon moyen de visibilité et d'expression. C'est le reflet d'un besoin d'informer et d'interagir avec la population qui est plus fort que les logiques commerciales.

Le groupe #Dysturb vise ainsi à donner une nouvelle visibilité au photojournalisme, à le rendre plus accessible à tous. Mais, comme son nom l'indique, il cherche aussi à « déranger » et à attiser le débat public, pour réussir à percer le sentiment d'indifférence généralisé qui semble émerger vis-à-vis de certaines thématiques.
Or, on peut toujours se demander si ce sentiment d'indifférence ne cache pas en réalité un véritable sentiment d'impuissance chez l'individu, qui se voit sans cesse confronté par les médias à des réalités qui lui paraissent trop souvent éloignées et hors de sa portée. Dans ce cas, il ne s'agirait pas d'un manque de prise de conscience, mais plutôt d'une attitude de "fuite" en réaction à celle-ci. Sur la base de cet argument, on pourrait alors questionner cette "imposition" forcée d'images au regard de l'individu, et son réel impact sur son comportement.

Mais là encore, il suffit de penser à toute la masse d'information, notamment publicitaire, qui le sollicite chaque jour, pour se rendre rapidement compte que d'autres images lui sont imposées indépendamment de sa volonté. Et alors, parmi une panoplie d'images, Pierre Terdjman choisit de montrer ce qui se passe dans d'autres parties du monde.
 
#Dysturb vient peut-être aussi rappeler que fermer les yeux devant des situations qui « dérangent » ne les fera pas pour autant disparaître. 

Notez