Dublin : après Oscar Wilde, l’art contemporain

Thibaut De Montbron, correspondant à Dublin
12 Novembre 2013



Il paraîtrait que l’Irlande n’est pas une terre d’artistes, mais simplement la patrie des poètes. Quelques grands noms irlandais traversent l’histoire de l’art : Swift, Oscar Wilde, W.B. Yeats, James Joyce, ou dans un tout autre genre, Rory Gallagher et Dolores O’Riordan… Le Journal International vous emmène déambuler au rythme de la New Living Art Exposition à Dublin.


La pièce bande dessinée : pièce tapissée de matelas gonflables au sol, aux murs et plafond couverts d’une bande dessinée sans dialogues ni suite logique. A l’entrée de la pièce : « Please, remove your shoes » | Crédits photo -- Thibaut de Montbron
La pièce bande dessinée : pièce tapissée de matelas gonflables au sol, aux murs et plafond couverts d’une bande dessinée sans dialogues ni suite logique. A l’entrée de la pièce : « Please, remove your shoes » | Crédits photo -- Thibaut de Montbron

Sur cette île balayée par le vent, l’oralité est le vecteur artistique majeur. Des auteurs aux musiciens, un vent de contes et de balades souffle. Il souffle si bien que depuis quelques temps, les nouvelles artistiques de l’Émeraude de l’Atlantique se sont faites bien rares. Qui pour reprendre le flambeau des illustres aïeux ? Le joyeux Irlandais cherche au hasard des pubs une relève poétique, romanesque, musicale ; loin de lui l’idée de réclamer un peintre ou un photographe au pays de Van Morrison.

Une renaissance d'un nouveau genre

Et pourtant. Et pourtant, si musiciens et poètes fleurissent actuellement en Irlande, c’est d’une renaissance différente que je veux vous parler. Jeudi 7 novembre, se tenait à Dublin le vernissage de la 4e édition de la New Living Art Exposition, aux Moxie Studios. L’exposition porte merveilleusement bien son nom : « Exposition des nouveaux arts vivants ». Il s’agit bien d’un pied de nez adressé à ceux qui prétendent qu’on ne trouve en Irlande que des troubadours et des ivrognes; tenez-vous bien, fossoyeurs de la culture !

Le lieu d’exposition, qui peut difficilement être appelé musée, se situe au sud-est de Dublin, à quelques pas du centre historique. Après avoir monté une volée de marches, les visiteurs entrent et sont accueillis sans tarder par un sourire et un jeton jaune. Le sourire est agréable, le jeton est rafraîchissant : je le troque un instant après au comptoir contre une bière Bavaria à peine givrée. Non, vous ne rêvez pas, c’est ma bière à la main que je parcours les allées des galeries en contreplaqué du Moxie.

Les photos défilent sous mes yeux, accrochées à même les murs d’un blanc virginal. Il est 20h, je suis en retard d’une petite heure, à la française. Mais dans ce milieu étonnant, c’est encore être en avance ; guère plus d’une centaine de visiteurs soigneusement négligés déambulent et devisent, inaugurant en quelques éclats de rire cet étonnant vernissage. Au programme de la NLA (New Living Art Exposition) : une succession de clichés et de montages tantôt mystérieux, tantôt franchement surprenants. Voyez plutôt.

Crédits photo -- Thibaut De Montbron
Crédits photo -- Thibaut De Montbron
Au fil de ma rêverie journalistique, je me retrouve devant un mur sur lequel est projetée une série de mots inintelligibles. Face au mur, une table, et sur la table, un clavier d’ordinateur. Devant la table, une chaise tirée, que chacun hésite à investir…sous le regard rieur de Félix. Félix Ramon est le concepteur de cette œuvre. Il est français - ce dont il ne faut pas s’étonner ici. Il accepte sans difficulté de me livrer quelques clefs de lecture de son installation, et implicitement, de sa vision de l’art.

Il conçoit son œuvre comme l’illustration de la capacité de l’homme à enregistrer seul, à l’heure de l’informatique. Sous mon œil incrédule, il me détaille son clavier : les touches de suppression ont été rendues inopérantes, et ce, afin de préserver tout ce que le public ajoutera à son œuvre. C’est la seconde clé de son œuvre : l’aspect participatif. Il propose un concept, celui de l’enregistrement total : c’est à l’inconnu de s’asseoir un instant pour laisser quelques mots.

Seulement, Félix a réservé une surprise au public. Sous l’apparence d’un clavier QWERTY classique dans les pays anglo-saxons se cache un clavier AZERTY, légèrement différent, et qui suscite maints regards étonnés de la part des utilisateurs de son œuvre. Pas de message artistique ici : juste un décalage, une pure boutade artistique délivrée par ce pur produit de la formation artistique française, fraîchement diplômé des Arts Déco de Strasbourg. Nous sommes interrompus par un mouvement de foule : « Speech time ! » lance une organisatrice à Félix. J’ai tout juste le temps de récupérer l’adresse de son site, que je vous incite à aller visiter. Aussitôt après, nous nous déplaçons vers l’espace central de la galerie, où se tient, tout sourire, Emmanuelle Marion.

Emmanuelle est l’organisatrice de cette édition de la NLA. Française elle aussi, elle pose quelques mots, puis présente un artiste venu spécialement pour faire un discours d’introduction. Le cheveu blanc et indiscipliné, de petites lunettes carrées qui tombent interminablement au bout de son nez, l’œil pétillant : en un mot, l’Artiste.

L’art contemporain à l’irlandaise

Le ton est donné : « Art is a lie that tells the truth », c’est-à-dire, « l’art est un mensonge qui dit la vérité » ; définition de l’art souvent attribuée à Picasso, à laquelle s’identifie l’orateur. Il cite Duchamps, Varèse, quelques autres génies de son siècle, sans manquer de se référer sans cesse à « Oscar », Wilde évidemment. Son discours est riche d’un enseignement formidable : ici, l’art contemporain a pris pied, malgré la mer d’Irlande, malgré l’étreinte britannique. Son pays d’accueil a refaçonné à sa façon l’art contemporain. Son discours est le mariage de l’Irlande et de la contemporanéité artistique. Il y parle de bouddhisme, de méditation, de relativisme ; puis secoue la salle en invoquant la révolution des consciences. L’instant d’après, les philosophes irlandais sont cités, le conflit nord-irlandais, la guerre, et le mondialisme évoqués.

Pour l'invité, cette exposition est le combat de l’art pour la vie, que ce soit celle du visiteur ou la sienne. Son ton grave jure avec celui, insouciant, de Félix Ramon. L’assemblée, jeune, comme toute l’Irlande, applaudit chaleureusement puis se disperse, me laissant seul avec Emmanuelle Marion. L’organisation de la NLA est en marche depuis un an, en raison de l’ambition particulière d’Emmanuelle : faire de cette exposition un évènement international. Les artistes exposés sont de toutes les nationalités, comme le public d’ailleurs. Lesdits artistes sont subventionnés par l’Institut Goethe, l’ambassade de France, et quelques autres mécènes principalement publics. Le gouvernement irlandais, lui, ne finance pas cette exposition, et les investissements se limitent aux frais de déplacement et d’hébergement des artistes qui exposent.

En quelques mots, c’est une aventure peu lucrative, motivée par l’ambition de faire refleurir les arts visuels à Dublin, et par la certitude que l’âme poétique de l’Irlande peut très bien renaître sous de nouveaux supports, sous l’œil bienveillant d’Oscar Wilde. Emmanuelle peut être fière : l’aventure est superbe.

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