Cincinnati Slim : Blue note from Cincinnati

30 Mars 2015



Originaire de l’Ohio, Cincinnati Slim a une trentaine d’années de carrière derrière lui et a sillonné les États-Unis. Il fait aujourd’hui frissonner les Français amoureux du blues. Parce que cet artiste ne chante pas le blues, il le vit. Rencontre avec cet artiste hors-pair.


Crédit Mathieu Reyrolle
Crédit Mathieu Reyrolle
Le Journal International : Bonjour Cincinnati Slim, et merci d'avoir accepté cette interview. Pour commencer, peux-tu te présenter ?

Cincinnati Slim : Je suis américain et musicien professionnel depuis vingt ans. J’ai commencé à jouer de la musique quand j’avais 8 ans, j’ai joué avec mon premier groupe à 13 ans je crois, et en professionnel quand j’avais 22 ans. J'ai toujours joué avec des groupes, à l'époque j'étais chanteur harmoniciste. Je n'avais jamais joué de la guitare seul sur scène avant d'arriver en France, il y a déjà 6 ans. C'est ma femme qui m'a poussé. 

JI : Tu m'as dis que tu avais monté ton premier groupe à 13 ans. C'était déjà du blues ?
 
CS : À l’époque, quand j’avais 13 ans, la musique populaire dans ma ville, Cincinnati, c’était un mélange de blues, rockabilly, rythm and blues. Des artistes de funk étaient très populaires : Freddy King, James Brown… Nous étions les gosses, les petits, qui rêvaient d’être musiciens et j’ai commencé avec la batterie. On jouait tous les morceaux qui étaient populaires à l’époque. 

JI : J’ai lu que tu avais commencé le blues suite à un déclic en entendant Howlin' Wolf à la radio ?
 
CS : Oui, c'est un moment dont j'ai toujours le souvenir, comme si c'était la semaine dernière. J’avais 14 ans je crois. J’étais au lit, avec une petite radio et bien sûr je faisais une bêtise, j’écoutais de la musique et c’était tard. À l'époque, il y avait une station de radio à Chicago : WLAC. Et Cincinnati, là d'où je viens, c’est loin de Chicago, loin, loin… Peut-être 250 km… Non, pardon, c'est à 600 km de Chicago! Donc je suis tombé par hasard avec ma petite radio sur WLAC, et je suis tombé sur Howlin Wolf. C’était un style que je n’avais jamais entendu. Je connaissais le blues, le funk, mais ça c’était autre chose, c’était du blues de Chicago. Howlin Wolf avait une voix unique, une présence incroyable, et même dans les enregistrements ça s'entendait. Je me rappelle j’ai entendu « Smokestack lightnin '». Et ça m’a fait peur ! J’ai eu un cri dans mes petites oreilles, et en même temps ça m’a énormément touché. Et c’est après ça que j’ai suivi  le chemin du blues.

La vérité au centre de la musique

JI : Ce qui te touche le plus dans le blues, c’est quoi ? Le message, la musicalité ? Qu’est ce qui t’a poussé à faire du blues ?

CS : Le blues, ce n'est pas seulement une question de message. La chose en commun qu'ont les artistes importants, c'est la vérité. La-vé-ri-té. Sans la vérité, c’est faible. Techniquement magnifique peut-être, mais faible. Sans la vérité de l’âme, du cœur, il ne peut rien y avoir. Et ça, si c'est particulièrement vrai pour la musique, ça l'est encore plus pour le blues. Parce que le blues c’est techniquement simple, ce n’est vraiment pas difficile. Mais pour arriver à atteindre la magie, il faut jouer avec la vérité, et c’est ça le plus important.

JI : Et tout à l’heure tu parlais du blues de Chicago, c’est quoi le blues de Chicago ?
 
CS : À la fin des années 40, début des années 50 à Chicago, il y avait beaucoup de pauvres et de paysans noirs du sud (Mississipi, Alabama, Georgia), qui avaient quitté le sud parce que le niveau de racisme était insupportable. Ça n'a jamais été facile là-bas, mais dans les années 40-50, c'était invivable. Ils sont donc partis à cause du racisme et aussi pour chercher une nouvelle vie parce que là-bas dans le sud, ils nétaient que des paysans. Il y en a beaucoup qui sont passés par Cincinnati, New York, Détroit et Chicago.

Chicago à l’époque c’était une ville énorme, presque de la même taille que New-York, et il existe une histoire de la musique qui n’existe pas ailleurs. New-York ce n’était que du Jazz. Donc quand les pauvres noirs sont arrivés, ils ont amené leurs musiques du sud, et ils ont commencé à jouer dans la rue et dans les bars. Mais le problème c’est que dans un bar, il y a plein de gens saouls qui parlent fort et qui font du bruit, et la musique avec une guitare sèche, ça ne passe pas bien. Du coup, ils ont commencé à utiliser des guitares électriques, c’est la première chose qui a profondément changé la musique et qui a formé le son de Chicago. C’était le blues du Mississipi, mais amplifié grâce à une batterie derrière et une basse à côté. Ce groove était déjà présent dans la musique, mais amplifié ça lui a donné une sonorité nouvelle, qu’on n'avait jamais entendue avant.

Et après sont arrivés les entrepreneurs qui ont fait du commerce avec des enregistrements, comme Just Records. C’était une époque de fou, tous les artistes qui sont toujours très connus aujourd’hui arrivaient dans le même endroit à la même époque : Howlin' Wolf, Muddy Waters, Willie Dickson, Little Walter. Ces géants du blues électrique, du blues amplifié, ils étaient tous là ensemble et en même temps. Et ça, c’est le son de Chicago. Ça, c’est Chicago. 

JI : C’est quoi la différence avec le blues du Delta ? Toi, tu définirais plus dans quel style de blues ?
 
CS : Le blues du sud, c’est acoustique. Ça se joue en duo ou parfois en trio avec des guitares sèches ou des guitares résonateurs mais sans être amplifiées. C'est très traditionnel. Le Blues Delta, c'est un style qui est unique, il y a aussi le blues du nord du Mississipi, ou un autre blues qui vient de Georgia , Piedmont. Et moi, je joue une sorte de mélange de tous ces styles.
Quand je joue en solo, ce n’est pas du tout pareil. Ce n’est pas la même chose que quand je joue en trio. Le trio, c’est beaucoup plus comme un groupe électrique : nous n’avons pas de batteur, ça me rappelle Chicago. Mais moi, quand je joue en solo, c’est un mélange de blues, de delta nord, de tous ces pays du North Country, Piedmont. J'ai J'ai écrit à Cincinnati, là où j'ai grandi. Mon blues est fait de toutes ces influences.

« je n’ai jamais joué, chanté, un morceau qui ne me touche pas »

JI : Du coup, tes influences, c’est Howlin' Wolf comme tu disais. As-tu d'autres artistes qui t'influences? Quand je t’ai vu en concert, quand tu chantais, ça ressemblait un peu à comme pouvait chanter Joe Cocker et dans ta façon de jouer de la guitare, j’ai l’impression que ça ressemblait un peu parfois à Eric Clapton quand il joue.
 
CS : C’est gentil, mais je ne suis pas guitariste, je suis un débutant en la matière, je ne connais que les bases en guitare. J'ai commencé la guitare pour pouvoir faire des scènes en solo, et la première fois c'était en France. Ça m’a fait peur, la première fois ! C’était bizarre, je n’ai pas l’habitude. Maintenant ça va mieux, j’aime bien faire des concerts en solo. Aujourd'hui, je joue assez bien de la guitare, ce qui me permet d'accompagner ma voix, mais aussi de raconter une histoire. À chaque morceau, il faut raconter quelque chose, il faut dire quelque chose.

Concernant ma voix, j’ai commencé à chanter dans les chorales quand j’avais 8 ans. J'ai bien aimé ce qu'à fait Joe Cocker, c'est une imitation des artistes du blues, les vrais artistes du blues américain. Moi, je chante ce que je ressens, même quand je joue des morceaux d'autres personnes, des morceaux classiques. Je n'ai jamais joué, chanté, un morceau qui ne me touche pas. J’accroche quelque chose de moi dans chaque morceau. 

JI : Tu dis que tu ne sais jouer que la base à la guitare. Pourtant, tu arrives à jouer avec une bottleneck. Ce n’est pas facile de jouer avec.

CS : Ce n’est pas si compliqué. Et puis tu sais, il y a un accordage différent, ma guitare n’est pas accordée normalement. Elle est accordée dans le style du blues, la tradition …
 
JI : C’est quoi, cette tradition, C’est accordé comment ?
 
CS : Il y a plusieurs accordages qu’on peut utiliser. Moi, comme accordage, j’utilise open D. C’est D A D F♯ A D. Je n’arrive pas à retranscrire ça avec le système français de tête!
 
JI : Ré la ré fa sol dièse la ré.
 

CS : C’est ça. Le système français de la musique est différents de celui des États-Unis. On enseigne la musique « do ré mi », mais que pour les petits petits petits. Et après, on enseigne une phrase aux gens « Every Good Boy Deserves a Favor ». Les initiales forment EGBDF (Mi, Sol, Si, Ré, Fa) et après c’est FACE (Fa, La, Do, Mi). Donc pour moi, c’est toujours un problème, je joue souvent en mi, en fa, en ré, et de temps en temps en sol. C’est bizarre, c’est difficile de parler de notes comme cela !

JI : Parlons d’autre chose alors. Tu fais aussi de l’harmonica. Ça fait longtemps que tu en joues?
 
CS : Oui, quand j’avais 14 ans.

JI : Et tu n’as jamais voulu jouer de la guitare et de l’harmonica en même temps ? Comme Bruce Springsteen dans Street of Philadelphia ou Neil Young ?
 
CS : Non, je ne suis jamais arrivé à faire ça, c’est parce que je suis débutant en guitare, j'ai commencé il y a 7 ou 8 ans maximum. Et je joue de l’harmonica depuis 47 ans, mais c'est toujours presque impossible pour moi de jouer sur un support. Je ne peux pas le faire parce que mon style est linéaire, c’est que avec les mains. C’est presque plus comme un saxophone. En trio, je joue de la guitare et donc c'est difficile de concilier les deux. C’est pour ça que je ne joue pas beaucoup d'harmonica en ce moment. Si un jour je cherche un batteur, je pourrais faire ce que je faisais aux États-Unis à l’époque : basse, batterie, guitare et moi à l’harmonica du coup. J’ai fait comme ça pendant longtemps.

JI : Tu parles de saxo. Tu as fait du saxo, aussi, c’est ça ?
 
CS : Ah oui ! On peut dire ça. Mais le saxophone et moi, c’était comme un mauvais mariage. C’était vraiment chiant. J’ai essayé, essayé, essayé pendant 5 ans et après on a divorcé. Non, pour moi c’est la voix, l’harmonica, la guitare et la batterie. La batterie, c’était mon premier instrument.

Trente-sept ans de carrière, et des rencontres marquantes

JI : Du coup si je me souviens bien, tu as commencé ta carrière en 1977, donc ça commence à être assez long. Qu’est-ce qui a changé entre 1977 et aujourd’hui dans ta carrière ?
 

CS : Le problème que j’ai maintenant avec ma carrière, c’est le fait que le système en France est difficile. Ce système social est plus adapté aux besoins des artistes, ça permet de les couvrir, mais on ne peut pas faire autant de dates qu'aux États-Unis. À l’époque j’avais l’habitude de jouer 4 à 5 fois par semaine. Alors qu'en France, c'est très cher pour les patrons de bars et les organisateurs de festivals de proposer une date, avec tous les problèmes administratifs. C’est pour ça que je suis toujours en train de chercher un agent de représentation, parce que c’est trop difficile, c’est presque impossible. Même pour les musiciens français, c’est difficile. Imagine pour moi ! 

JI : Du coup là tu parles de ton ancien groupe, c’était les Cincinnati Slim and the Head Hunters, c’est ça ? Aujourd’hui, tu es toujours en contact avec eux ?
 

CS : Oui … Il y a 34 personnes qui sont passées dans le groupe. Oui, je suis pénible, je suis exigeant. Mais je suis toujours en contact avec eux. En fait, j’étais aux États-Unis en été 2013 et j’ai joué là-bas pour la première fois depuis des années. Et j’ai vu beaucoup d’anciens collègues, des anciens employés, des gens avec qui j’ai joué. Willie Ray, le guitariste dont j’ai parlé juste avant était là. Et un batteur, un jeune… Il est plus jeune maintenant, mais à l’époque ! Ça, c’était sympa. Il joue toujours et quelque chose qui me plaît beaucoup c’est le fait que, même si c’était difficile à l’époque, même si j’étais pénible, j’étais exigeant et je savais exactement ce que j’ai envie d’avoir et c’était comme ça. Je mettais des règles et c’était comme ça. Mais après 10 ans, 15 ans, les gens qui ont quitté le groupe parce qu'ils en avaient marre de moi, ils me disent « Tu sais quoi ? T’avais raison, toi, t’avais raison et j’ai beaucoup appris. » Et pour moi, ça, c’est une énorme satisfaction. Ça me plaît beaucoup parce qu’en fait, c’est pas forcément un cas de « J’avais raison », c’est un cas de « Il comprend maintenant ce que j’étais en train de faire à l’époque ». 

JI : Si je me trompe pas, tu as fait des premières parties d’artistes énormes : BB King, Bo Diddley, Bobby Bland, Lonnie Mack…Tu les as rencontrés eux-mêmes ou c’est que tu as fait partie d’un festival mais tu les as jamais vus ? Tu les as tous rencontrés ?
 
CS : Oui, en fait j’ai fait la première partie de BB King 7 fois. Il était super gentil, c’est lui qui a demandé aux organisateurs, quand il est passé dans ma région, si j’étais disponible pour faire la première partie. Et ça, c’est un honneur. Et j’ai joué avec Bo Diddley deux fois. À l’époque, il n’avait pas de groupe. C'était l'organisateur qui était obligé de lui fournir un groupe et tout le matériel, il n'y avait que lui et sa guitare.

JI : Et Bo Diddley, t’étais son musicien, c’était bien aussi ? Tu es passé rapidement dessus.
 
CS : Ah, Bo Diddley… Avec BB, comme j’ai dit, il n'y avait que nous en première partie. Il était toujours gentil avec moi. J’ai des petites histoires… La première ou la deuxième fois qu'on a fait la première partie de BB King, on a fait notre set, on est sorti de scène et le groupe de BB arrive après. C'est toujours comme une première partie quand le groupe de BB King joue, il fait 2,3 morceaux et après c'est BB qui monte sur scène. Et moi j’étais derrière le groupe. J’étais derrière la scène et je regardais le groupe de BB et soudainement je réalisais que BB était là ! Je dis « Salut ! » et il était toujours hyper bien habillé, toujours, en costume. J’ai dit « Bon, BB, t’es toujours bien habillé, c’est bien, ça ! » et il me dit « Oui c’est pour respecter le public. Il faut que tu sois habillé comme si tu allais à l’église. C’est le public qui fait le spectacle. C’est le public qui paye notre salaire. » 

La nouvelle génération : coup de coeur ou coup de gueule ?

JI : Est-ce que tu écoutes des nouveaux artistes blues, des jeunes, qui sortent ?
 
CS : Oui, un peu.
 
JI : T’en penses quoi ?
 
CS : Quand tu dis « nouveau », ça veut dire quelqu’un qui vit encore, c’est ça ?

JI : Ça veut dire des jeunes, par exemple j’ai en tête Keb’Mo’.
 
CS : Ok, la nouvelle génération des artistes qui vivent toujours, oui. Il y a plein d’artistes qui, je trouve, sont énormes. Et plein d’autres qui jouent plein de notes, mais… j’aime pas. Et souvent, maintenant, je trouve qu’il y a plein de jeunes guitaristes blues qui font la copie de Stevie Ray Vaughan, par exemple. Ils jouent plein de notes, pleins de techniques mais ne disent rien. Le plus important pour un soliste, de n’importe quel instrument, c’est de dire quelque chose. Putain, dis quelque chose! Raconte une histoire! Si tu commences à jouer, jouer et rien dire, ça fait rien! C’est comme un saoul dans un bar, qui parle… un bavard, quoi!

JI : Tu as des coeurs de coeur pour des artistes de la nouvelle génération ? Que tu as vraiment beaucoup aimé ?
 
CS : Ouais, t’as parlé Keb’Mo’. Keb’Mo’, c'est pas forcément un artiste blues, mais j’aime bien. Kim Wilson, j’adore. Il y a un mec du Texas, un guitariste qui s’appelle Anson Funderburgh, qui est excellent. Les autres, je ne sais pas, là maintenant. Mais il y a plein de jeunes qui jouent du blues, que j’aime bien. Eric Bibb, par exemple. Il est super. Il joue avec la vérité, avec son âme.

JI : Enfin, as-tu des projets futurs ?
 
CS : Oui nous sommes en train de faire le deuxième album. Ce n’est pas évident, le bassiste joue souvent en hiver dans les stations de ski. C’est moi qui vais faire le batteur et on va enregistrer la section rythmique ensemble, basse, batterie et guitare et après ajouter tous les solos, les voix etc. J’espère que ça va sortir vers septembre / octobre. C’est le projet. 

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Nathan Lautier
Ex-rédacteur en chef du Journal International. Etudiant en science politique à l'université Lyon 2,... En savoir plus sur cet auteur