« Tropa de Elite » (2008) de José Padilha.
Si quelqu’un demandait, au regard du XXe siècle, quel moyen d’expression a eu le plus grand impact sur les imaginaires collectifs, la réponse serait quasi unanime : le cinéma. En 1896, un an seulement après la première projection publique donnée par les frères Lumière au Salon Indien du Grand Café, le cinématographe fait son apparition au Brésil. Les frères Segreto, immigrants italiens, ouvrent la même année une salle de cinéma permanente, le « salao de Novidades Paris » qui diffuse les dernières actualités européennes. Le 19 juin 1898, l’un des deux frères, Alfonso Segreto tourne « Vista da baia da Guanabara » (« Vue de la baie de Guanabara ») qui est considéré comme le premier film national de l’histoire. Si certains doutent de son existence, cette date est devenue le jour de célébration du cinéma brésilien.
Très vite, le cinéma se développe à Rio de Janeiro, alors capitale. En seulement dix ans, impulsées par les immigrants européens, une vingtaine de salles s’ouvrent un peu partout dans la ville. Les premiers films de fiction apparaissent, le plus souvent mettant en scène les intrigues et les crimes qui défraient la chronique. « Os Estranguladores » de Francisco Marzullo, projeté dans près de 800 salles à Rio, devient ainsi le premier succès de l’époque. Il est suivi par de nombreuses comédies, dont le court-métrage « Nhô Anastácio chegou de viagem » (mr. Anastacio est rentré de voyage) qui raconte les mésaventures d’un paysan dans la grande ville. Les progrès techniques du cinéma brésilien sont rapides et en 1909 apparaissent les premiers films « chantés ». Les acteurs, cachés derrière l’écran, doublent en direct leur propre personnage.
Malgré la pénurie matérielle causée par la Première Guerre mondiale, la fièvre cinématographique gagne l’ensemble du pays et plusieurs villes (Sao Paulo, Recife) deviennent de grands centres de production. Les réalisateurs brésiliens s’essaient alors à tous les genres, de l’adaptation d’œuvres littéraires (« Ubirajara » de José de Alencar) à la satire politique (« Paz e Amor » d’Alberto Botelho) en passant par les films historiques.
Vers une industrie cinématographique
La comédie « Acabaram-se os Otarios » (La fin des imbéciles – 1929) de Luiz de Barros marque l’entrée du cinéma brésilien dans l’ère du parler. Comédie musicale interprétée par les comiques populaires de l’époque, elle remporte très vite un grand succès. À contre-courant, le poète Mario Peixoto réalise l’un des derniers films muets : Limite. Ce film expérimental, longtemps inconnu du grand public, est restauré en 2007 par Walter Salles et Martin Scorsese puis dévoilé la même année au Festival de Cannes. Le début des années trente est le théâtre d’une effervescence cinématographique pourtant de courte durée. Le journaliste et cinéaste Adhemar Gonzaga crée les studios Cinédia et le réalisateur Humberto Mauro est consacré par « Ganga Bruta » qui sort en 1933. Ensemble, ils produisent les classiques « A voz do carnaval » et « Alô, Alô, Carnaval ! » révélant ainsi Carmen Miranda, future vedette de Broadway. Ces deux films marquent l’apparition d’un nouveau genre, la chanchada, sorte de farce bouffonne qui domine le cinéma brésilien jusqu’aux années soixante. Comédies musicales carnavalesques, elles séduisent immédiatement le grand public en caricaturant le Brésil profond tout autant que le cinéma hollywoodien. Ce n’est que dans les années soixante que le genre perd de l’importance, concurrencé par la télévision.
C’est à un autre type de concurrence que doit se confronter le cinéma dans les années qui précèdent la Seconde Guerre mondiale. Malgré quelques tentatives protectionnistes et la création de grands studios comme Atlândida et Vera Cruz dans les années quarante, la domination nord-américaine sur le marché maintient les productions brésiliennes à un faible niveau artistique. Alberto Cavalcanti, réalisateur brésilien de renommée mondiale, prend la direction de Vera Cruz et adapte en 1953 « O Cangaceiro » (le bandit) de Lima Barreto, un des plus grands succès du cinéma national. Un an après, la compagnie fait faillite, faute de financements. Cette industrialisation progressive du cinéma révèle la volonté des différents acteurs de produire des films susceptibles de toucher un large public international.
La rupture du Cinema Novo
Inspirés par le néo-réalisme italien et la Nouvelle Vague française, les réalisateurs Alex Viany et surtout Nelson Pereira dos Santos avec « Rio, 40 graus » décident de s’affranchir des codes cinématographiques traditionnels. Ils veulent le Cinema Novo représentatif de la société, engagé et traduisant les préoccupations sociales et culturelles du Brésil. Idéologiquement de gauche et opposé au modèle hollywoodien de production, de jeunes cinéastes cariocas et bahianais descendent dans les rues pour filmer les transformations du pays, au-delà des clichés véhiculés par les Chanchadas (comédies, souvent musicales). Filmer le « vrai Brésil », celui du quotidien, de la paysannerie misérable et des bidonvilles devient alors une priorité esthétique. Glauber Rocha, symbole du Cinema Novo le résume ainsi : « Une caméra à la main et une idée à l’esprit ». Avec « Deus e o Diabo na Terra de Sol » et « Terra em transe » en 1967, il dénonce les graves problèmes du pays comme les conflits dans les campagnes ou l’avènement de la dictature militaire. Le Cinema Novo réalise aussi beaucoup d’adaptation de romans brésiliens. « Vida Secas », de Graciliano Ramos, qui raconte l’histoire d’une famille du nord-est chassée de chez elle par la sécheresse est ainsi adapté par Pereira dos Santos.
« Esthétique de la faim »
Le milieu des années 60 marque l’apogée du Cinema Novo. Théorisé par Glauber Rocha dans un écrit resté célèbre « L’esthétique de la faim », ce renouveau est porté par ses chantres sur les écrans du monde entier. Tour à tour, Ruy Guerra (« Os Cafajestes », 1962), Carlos Diegues (« Ganga Zumba », 1963), Paulo César Saraceni (« O Desafio », 1965) ou encore Joaquim Pedro de Andrade (« Macunaima », 1969) montrent, à Cannes ou à Berlin, la faim et la misère.
Enchaîné par la dictature et la censure qu’il dénonce, le Cinema Novo s’essouffle dans les années 70 pour ne devenir qu’une simple étiquette. Au même moment, en parallèle du mouvement tropicaliste, se développe un cinéma « marginal » qui répond radicalement à la nouvelle situation politique du pays. Appelé « Udigrudi » en référence à la contre-culture « underground » américaine, le cinéma « marginal » se veut expérimental et rejette les formes narratives et esthétiques traditionnelles. Les deux films majeurs de ce mouvement, « Matou a familia e foi ao Cinema » de Julio Bressane et « O Bandido da Luz Vermelha » de Rogério Sganzerla sont les seuls grands succès d’un genre qui s’exprimera surtout à travers la musique.
À partir de 1969, la production cinématographique brésilienne passe sous le contrôle de l’Embrafilme, agence gouvernementale au service de l’idéologie au pouvoir. L’État dictatorial stimule et protège ainsi la production nationale, mais se donne aussi le droit de choisir les thèmes traités dans les films. Si le nombre de réalisations nationales augmente effectivement, près de 2000 salles de cinéma ferment leurs portes, concurrencées par la popularité croissante de la télévision et des « telenovelas », feuilletons quotidiens. Les années 70-80 marquent l’apparition de la « pornochanchada », genre de comédie érotique ainsi que de nouveaux talents comme Bruno Barreto qui adapte le célèbre roman de Jorge Amado, « Dona Flor e seus dois maridos » (1976). Ce film, avec « Pixote, a lei do mais fraco » d’Hector Babenco (1980) rencontre un grand succès critique et commercial. La fin du régime militaire et de la censure en 1985 offre de nouvelles perspectives pour le cinéma brésilien.
Un renouveau avorté
En 1990, le cinéma brésilien doit affronter une nouvelle crise. Le président, Fernando Collor, liquide Embrafilme supprimant ainsi toute protection étatique sur la production cinématographique nationale qui sera quasi-nulle pendant cinq ans. Le marché est ouvert aux films étrangers, surtout américains et les réalisateurs locaux ne disposent plus d’aucun moyen pour continuer à produire. Ce n’est qu’à la fin des années 90 que le cinéma brésilien renaît de ses cendres sur de nouvelles bases productives. Ce moment, appelé « retomada » (reconquête), signifie le retour du cinéma brésilien sur la scène internationale. Walter Salles et son film « Central do Brasil » en est l’exemple le plus frappant. Il remporte l’Ours d’Argent au Festival de Berlin de 1998, et est nominé pour l’Oscar du Meilleur Film Etranger en 1999 peu de temps après d’autres films brésiliens : “O Quatrilho” (1995) et “O Que é Isso, Companheiro” (1997).
L'équipe de tournage de La Cité de Dieu (2003).
Le tournant du siècle est marqué par des productions aux budgets élevés, en général adaptées d’œuvres littéraires ou inspirées par l’actualité et les problèmes sociaux. Ainsi, si les comédies comme « Eu, tu, eles » de Andrucha Waddington ou « Amores Possiveis » de Sandra Werneck remportent un franc succès, les films brésiliens de grand impact sur le public et la critique sont ceux qui osent aborder, comme le Cinema Novo quarante auparavant, la misère sociale. Sorti en 2002, « Cidade de Deus » dévoile au monde entier la dure réalité des favelas, entre trafic de drogues et pauvreté. Thèmes repris en 2007 puis en 2010 par José Padilha dans le diptyque « Tropa de Elite » qui montre la corruption au sein de la police et les allures de guerre civile que prend la pacification des bidonvilles.
Des nouveaux défis
Depuis quelques années, le cinéma brésilien vit une véritable embellie. Le nombre de sorties nationales augmente chaque année tout comme le nombre de spectateurs. Les films brésiliens réalisent des percées remarquées lors de festivals internationaux (Cannes, Berlin, Oscars) et Tropa de Elite 2 bat tous les records d’audience dans le pays. Ce constat ne doit pourtant pas masquer la réalité. Au-delà des problèmes de financement, l’enjeu principal du cinéma brésilien est de devenir plus accessible autant aux réalisateurs qu’aux spectateurs. Sa croissance semble tributaire d’une volonté politique de garantir au plus grand nombre l’accès à la culture sans tomber dans le piège du formatage commercial. C’est là le défi le plus important puisque le cinéma, en tant que production culturelle, participe à la construction de la mémoire d’un peuple et de son identité.