Prochaine destination : le « musée d'art ». A l'entrée, pas de guichet, seule une jeune femme, qui nous accueille en costume traditionnel. Tout est calculé, minuté. Bien que le musée soit un « lieu de détente pour les Nord-Coréens », aujourd'hui dimanche, le lieu est vide. C'est, d'après Miss Ha, pour ne pas déranger les touristes. A l'intérieur, ça sent l'humidité. Pas de lumière. Kim Il Sung est de tous les tableaux. Il m'entoure, où que j'observe. Sans doute, il me surveille. Sur chaque peinture, il sourit au peuple coréen, plein de gratitude et d'admiration. Homme d'abnégation, il brave le froid et la neige pour soutenir ses troupes. Un portrait montre ses deux enfants pleurant le départ de leur père sur les marches du perron, un soir d'hiver. Je cherche la date du tableau. « Juche 95 ». Miss Ha m'explique que la Corée du Nord fonctionne selon le calendrier Juche, dont l'année 0 est celle de la naissance du grand libérateur Kim Il Sung, le 15 avril 1912. C'est bien plus pratique de dire 103 que 2014.
J'observe son uniforme impeccable, coiffé du badge de Kim Il Sung. Sa peau lisse, ses yeux en amande, les pupilles grossies par des lentilles fantaisies. A l'université, elle s'est tué les yeux. Que lui a-t-on ordonné de dire, de ne pas dire ? A-t-elle répétée son discours ? Ou, ce dernier, rôdé depuis l'enfance, ne coule-t-il pas sans fausse note ? Kim Il Sung n'est-il pas leur bienfaiteur éternel, sauvant des milliers de vie, comme le raconte les tableaux, les médias, les livres ? A la boutique de souvenirs, tous les prix sont en yuan. Chaque objet coûte environ dix yuans (1,2 euros), sachant qu'un yuan vaut environ vingt-quatre won, la monnaie nationale. Nous n'avons pas le droit de ramener des billets coréens. Je n'en ai vu aucun, tout comme je n'ai aperçu aucune banque. Nos guides discutent avec leurs confrères, qui s'occupent d'un car de touristes chinois. Ils se font des blagues, parlent d'amour. Ici, pas de droit de divorce. Il ne vaut mieux pas se tromper sur le choix du mari !
Avant de repartir du musée, je rejoins Mister Hak sur le rivage. Le guide est plus âgé. Il fait partie des rares qui franchissent la frontière. Son travail le conduit à passer parfois la journée à Dandong. Il observe la Chine, de l'autre côté du fleuve. « Il y a dix ans, tous ces buildings n'existaient pas ». Je lui demande ce que ce changement lui évoque. Il me répond que la Chine a connu un rapide développement économique. « Est-ce que vous souhaitez le même développement pour la Corée ? » « Oui. » C'est sa seule réponse.
Dehors, des adolescents jouent au volley-ball. Un dimanche, ils portent leur uniforme noir, parce que « c'est plus confortable ». Ils nous guettent, la balle poussiéreuse serrée dans les mains. Certains nous font coucou. C'est la première fois qu'ils voient des étrangers. On entend une voix robotique sortir d'un haut parleur. Elle dicte les règles de circulation. Mais quelle circulation ? A la fin, elle diffuse aussi les idées du régime. Des fois qu'on oublierait.
« We will follow the Marshall Kim Jung Un »
Le jardin d'enfant est la dernière étape de la journée, et la plus dure aussi. Une centaine de gosses nous ont préparé un spectacle. Ils ont entre quatre et six ans, les jambes cagneuses et la tête pleine d'espoirs. Leurs nuits sont peuplées de rencontre avec le Général. Comme pour Miss Ha, c'est le rêve de toute la Nation. Les filles ont des couettes, et comme elles, les garçons du rouge à lèvres. Tous logés à la même enseigne. On nous distribue le programme des chants : « we will follow the Marshall Kim Jung Un », « We are young generals », « Preschool education is excellent ». Sans fausse note, les enfants chantent à plein poumons, et j'ai encore dans la tête les échos des paroles, parce que dans chaque chanson, je reconnaissais les mots « Kim Jung Un », à la fin de chaque vers. Puis s’enchaînent les prestations ahurissantes. Entre leurs petites mains défilent instruments traditionnels, cerceaux, balles de jonglages. Lors d'une scène représentant les coréens contre les impérialistes américains, ce sont des faux pistolets qu'ils serrent entre leurs doigts. Ces bébés soldats d'un mètre de haut, aux joues bien pleines, marchent déjà au pas, l'index au front. Ils ont assimilé les gestes. Dans quinze ans, ils défileront peut être sur la place Kim Il Sung, à Pyongyang, un 15 avril. Ma chaise en fer me taille le dos, je sens qu'il faut sortir d'ici.
Je réalise enfin pourquoi Miss Ha n'a pas eu besoin d'être briefée, pourquoi elle ne dit que la vérité, sa vérité, celle qu'on lui assène depuis ses quatre ans. Pourquoi à toute question il y a une réponse logique pour elle, absurde pour nous. Qu'elle ne sait sans doute rien des essais nucléaires, mais tout des provocations américaines. Tout sur la guerre, qui a divisé son pays, à cause de l'invasion impérialiste. La vérité, c'est celle du Juche. Et puis nous, les blancs, sommes sans doute un peu fous. Après tout, on croit en Dieu.
Avant de dire au revoir à Miss Ha, nous tentons le tout pour le tout, et la bombardons de questions. Oui, elle a entendu parler d'Internet. Elle aimerait bien y avoir accès, ce serait plus facile pour améliorer son anglais. Non, on ne peut pas amener nos portables en Corée du Nord. C'est simplement parce qu'ils ne fonctionnent pas sur le territoire. Malgré tout, la Corée du Nord n'est-elle pas le meilleur pays du monde ? Ici, les Coréens ont la chance d'avoir accès gratuitement à l'éducation, pas comme dans certains pays, où les enfants sont illettrés. L'armée est très puissante, plus que l'armée américaine. En cas de déclaration de guerre, l'armée nord-coréenne prendrait évidemment le dessus. Les frais de santé sont gratuits, grâce à la générosité du Parti. Elle hausse les sourcils quand je lui apprends que moi non plus, je ne paye pas mes consultations médicales. Non, elle ne pense rien des buildings qui fleurissent chaque année sur le rivage d'en face. Rien de spécial, vraiment. Un jour, ils auront les mêmes. Mais c'est plus difficile à construire, car les soubassements de la ville ont été réalisés par les japonais pendant l'occupation. Le travail a été bâclé. « See you soon », nous dit Miss Hak. Le car repart bringuebalant en direction du pont. C'est la première fois que je pense, soulagée, que je retourne au pays des libertés.
A Dandong, il ne pleut plus. J'achète un petit pain dans la rue. Les trottoirs sont encombrés de chinois qui mangent, boivent, portent des fausses Converse et une coupe de cheveux à la mode. Ils nous regardent aussi, amusés. J'observe la Corée du Nord, séparée par le clapotis du fleuve, mais tellement loin de sa grande cousine. Je me sens libre.