Campus américains: paradoxes de la lutte contre les violences sexuelles

Thomas Nogris
8 Octobre 2015



Une étude menée par le Département de la Justice en 2013 révélait que c’est au sein de la population âgée de 18 à 24 ans que le nombre de crimes sexuels est le plus élevé. Les universités américaines, au cœur de cette question sensible et récurrente depuis de nombreuses années, mettent tout en oeuvre pour favoriser la prévention et lutter en amont contre ce fléau. Cependant, la grande majorité des auteurs d’agressions sexuelles reste impunie. Enquête sur le côté sombre de la vie universitaire aux États-Unis.


Pennsylvania State University a recensé 84 cas d’agressions sexuelles entre 2010 et 2012. Credit Penn State Archives
Pennsylvania State University a recensé 84 cas d’agressions sexuelles entre 2010 et 2012. Credit Penn State Archives
En 2014, une campagne baptisée Its On Us a été lancée par l’administration Obama pour lutter contre la survenance de violences sexuelles, et un groupe de travail a d’ailleurs spécialement été affecté à la protection des étudiants, catégorie largement touchée par ce fléau. Cette commission a ainsi conduit de nombreuses études relatives à la gestion des accusations de viols ou agressions sexuelles par les universités. Suite à ces études, 94 établissements ont fait l’objet d’enquêtes complémentaires pour leur mauvaise gestion du problème. D’après KC Johnson, professeur d’histoire au Brooklyn College et spécialiste de la question des violences sexuelles à l’université « les chiffres indiquent un taux de criminalité plus important sur les campus universitaires que dans n’importe quelle ville de n’importe quel pays. »

Les actions de prévention au centre du calendrier des universités

Pourtant, malgré cet alarmant constat, les universités sont en première ligne dès lors qu’il s’agit d’organiser la prévention. Au-delà de la lutte sur le plan fédéral, les établissements ont intensifié la prise en charge du problème en amont, et multiplient les campagnes et actions de prévention.

À l’Université de Caroline du Nord à Greensboro, établissement public, tous les étudiants doivent ainsi suivre un cours en ligne obligatoire d'environ deux heures consacré à la prévention et la définition des violences sexuelles. Malgré le fait que ce cours manque parfois quelque peu de réalisme, la volonté de l’établissement derrière cette campagne est de pousser les étudiants à ouvrir le dialogue entre eux, et surtout lever le flou autour du contenu du concept d’agression sexuelle, encore méconnu par un trop grand nombre d’étudiants. L’accent est très largement mis sur la question du consentement mutuel.

Une capture d’écran du cours en ligne proposé par UNCG
Une capture d’écran du cours en ligne proposé par UNCG

De manière générale, aux quatre coins du pays, les moyens alloués à la prévention ont largement augmenté. Le gouvernement lutte à l’échelon fédéral contre ce problème, en débloquant des fonds destinés aux universités, afin que celles-ci puissent intensifier leurs actions et augmenter les effectifs affectés à la prévention.

L'inaction des universités face aux auteurs de violences sexuelles

Malgré l'omniprésence des établissements en amont, le constat est particulièrement alarmant dès lors qu’il s’agit de répression. Un trop grand nombre de victimes est ignoré par les universités, et les agresseurs restent très souvent impunis. La plupart du temps, ces établissements pensent en effet avoir bien plus à perdre qu’à gagner en informant la police d’accusations de violences sexuelles, susceptibles de ternir leur image. Ce constat s’avère d’autant plus véridique dès lors qu’il s’agit de certaines catégories d’étudiants.

Le cas de la star de football américain Jameis Winston soulève le problème de l’immunité dont jouissent les étudiants-athlètes. En 2012, Jameis Winston, quarterback de l’équipe de football de la Florida State University était accusé d’agression sexuelle. Son université, ainsi que la police locale, ont préféré ignorer les accusations et l’appel à l’aide de la victime, et ce jusqu’à la sortie du joueur de l’université. Ce n’est qu’une fois sorti du système scolaire qu’une action pénale a été intentée à son encontre : il ne sera probablement pas jugé avant 2017. 

Cette affaire est révélatrice d’un problème plus large. Les étudiants-athlètes, qui représentent 3,3 % de la population universitaire, seraient selon plusieurs études à l’origine de 19 % des agressions sexuelles sur le campus, et ne seraient condamnés que dans 38 % des cas. 

Véritable image de marque des universités, ces étudiants superstars sont les poules aux oeufs d’or des établissements. En plus de représenter leurs institutions dans des compétitions générant des millions de dollars, ces sportifs sont également une source de financement non négligeable pour les universités dans la mesure où beaucoup d’entre eux offrent de considérables dons à leurs établissements formateurs au cours de leur carrière. Le 10 décembre dernier, Draymond Green, basketteur dans l’équipe des Golden State Warriors, offrait 3,1 millions de dollars à la Michigan State University.

Jameis Winston et son avocat. Credit AP Photo/Don Juan Moore
Jameis Winston et son avocat. Credit AP Photo/Don Juan Moore
Outre l’impunité des étudiants-athlètes, on peut également mentionner le cas de certaines fraternités, régulièrement au cœur des polémiques pour les dérives qui s’y produisent. Là encore, les établissements jugent qu’il est dans leur intérêt de couvrir ces rassemblements d’étudiants de classes supérieures, économiquement très rentables pour eux.  

Il existe une explication des plus rationnelles à ce triste constat : il faut comprendre que le système universitaire américain repose sur des établissements dirigés à la manière d’entreprises, qui ont à coeur de protéger leur image de marque en priorité, afin d’attirer un maximum d’élèves payant des frais de scolarité pouvant aller jusqu’à 50 000 dollars par an. Ce désir constant de promulguer l’université et d’en faire la publicité se fait malheureusement au détriment de l’assistance et du soutien aux victimes.

Entre 2010 et 2012, le Washington Post a recensé tous les cas d’agression sexuelle rapportés par les universités elles-mêmes. 40 % des universités publiques américaines n’ont reporté aucun cas de violence sexuelle dans leur établissement aux autorités. Surprenant quand on sait que selon de nombreuses études, environ 20 % des étudiantes américaines sont victimes d’une agression sexuelle durant leur scolarité.

La responsabilité des universités désormais mise en cause

Face à l’absence de réaction et de soutien des établissements pour les victimes de violences sexuelles, deux étudiantes de l'UNC Chapel Hill, Caroline du Nord, ont décidé d’agir : en janvier 2013, Annie Clark et Andrea Pino, ont attaqué leur université devant la justice civile, en fondant leur action sur le titre IX des Education Amendments de 1972. 

Cette disposition permet d’engager la responsabilité d’un établissement universitaire en cas de discrimination ou de différence de traitement dans ses rapports avec les étudiants. C’est ce qui permet aux victimes de violences sexuelles de réclamer réparation aux institutions dès lors que celles-ci ne leur ont pas apporté l’aide réclamée. Annie Clark et Andrea Pino ont par la suite créé le mouvement IXNetwork, et traversent depuis plus de deux ans les États-Unis pour soutenir les étudiants victimes d’agressions et les accompagner dans leur démarche judiciaire.

L’histoire du IXNetwork est racontée dans le film-documentaire The Hunting Ground, sélection officielle du festival Sundance 2015. Ce film a paradoxalement été largement diffusé par les universités américaines, au titre de la campagne de prévention cette année.

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