La géopolitique du voisinage compte beaucoup pour un pays, et ce d'autant plus pour le Liban. Bien avant cette guerre qui n'a de civile que le nom, c'est surtout 1967 et la victoire israélienne qui change le statut quo dans la région. Le Liban se trouve divisé entre des groupes pro-Palestiniens, prêts à lutter contre Israël, et des groupes nationalistes, plus préoccupés par la souveraineté de leur pays. Comme dans d'autres pays arabes, la défaite et la démonstration de force israélienne de 1967 ont cristallisé les tensions qui sous-tendaient l'atmosphère depuis la création de l’État d'Israël. La présence de réfugiés palestiniens a poussé certains groupes, majoritairement de gauche ou musulmans, à faire de leur cause leur leitmotiv. Des milices palestiniennes, pro-palestiniennes, et nationalistes se sont donc développées simultanément.
Le 13 avril 1975, des membres des Phalanges libanaises tuent les 27 passagers palestiniens d'un bus. Les Phalanges libanaises, ou encore Kataëb, sont un parti politique, majoritairement chrétien, se défendant d'un nationalisme extrême. Malgré l'alliance qu'ils noueront pendant la guerre, sous l'aura des « Forces libanaises », les dissensions se feront ressentir dans les dernières années du conflit avec d'autres partis chrétiens, jugeant les Phalanges trop sectaires, voire fascistes. L'élément nationaliste est probablement prépondérant sur l'élément religieux ; mais en temps de guerre, tous les marqueurs identitaires sont mis à profit pour rassembler la population. Comme le décrit Amin Maalouf, les identités changent selon les circonstances. Cette propension à associer l'identification religieuse à l'identité politique a mené au lexique d'un conflit civil, religieux et interconfessionnel. C'est la date de ce sombre 13 avril qui a été retenue comme date officielle marquant le début du conflit. À partir du massacre et de l'armement des groupes palestiniens, les problèmes ont explosé.
La « bataille des hôtels » a presque immédiatement vidé les grands hôtels beyrouthins. Cet affrontement a détruit un des plus puissants symboles du boom économique : l'hospitalité libanaise et l'accueil réservé aux touristes. L'hôtel Holiday Inn, ouvert trois ans avant sa destruction, comptait 500 chambres et un restaurant panoramique. Il représentait la confiance qu'avaient placée de prestigieuses chaînes d'hôtels dans le pays. Aujourd'hui, le Holiday Inn reste une coquille vide, offrant aux touristes le triste spectacle de ses murs parsemés d'impacts de balles.
La vie culturelle, symbolique elle aussi de la modernité libanaise, a rapidement souffert des combats, comme en témoignent les restes du premier et plus grand cinéma libanais, ou encore la magnifique et vide structure du Grand Théâtre, en reconstruction depuis des années, et qui a par le passé accueilli des groupes et des artistes reconnus en Europe et au Moyen-Orient.
Qui a fait la guerre ?
L'Oeuf, ou le Dôme, était le premier et le plus grand cinéma au Liban dans les années 50. Durant la guerre civile, une grande partie en a été détruite. Crédit Salomé Ietter
Comme en témoignent ces images, le cœur de Beyrouth est devenu un champ de bataille, entre des forces qu'il est encore aujourd'hui difficile d'identifier précisément. Des Libanais certes, mais aussi des combattants ou des opportunistes d'autres pays. Les alliances ont évolué durant la guerre, et l'implication des pouvoirs étrangers aussi. Beaucoup de Libanais ont la sensation que cette guerre a été faite « par d'autres et pour d'autres nations ». Dania partage ce point de vue : « Je ne comprends toujours pas vraiment qui a fait la guerre. Ce sont des groupes fanatiques, armés, de l'intérieur et de l'extérieur. Des personnes qui avaient intérêt à défendre la cause palestinienne, et d'autres qui n'en voulaient pas. Tu n'as pas besoin de beaucoup de gens pour faire la terreur. Une personne qui en décapite une autre, et ça y est, tu fais la guerre ».
Cette idée de basculement dans la guerre ne tient qu'à un fil, qu'à une vie, et elle se retrouve, dans l'escalade meurtrière des conflits qui ont rythmé ces années dites de « guerre civile ». Comme le souligne Dania, si la personne qui commet l'acte déclencheur se réclame d'une opinion idéologique en plus de son projet politique d'opposition ou de soutien, l'association est vite faite. Beaucoup de rumeurs ont ainsi circulé à propos d'une coopération israélo-chrétienne.
Après l'assassinat de Bachir Gemayel, fils du fondateur des Phalanges libanaises, les Forces Libanaises ont répliqué par des massacres d'hommes, de femmes et d'enfants, dans les tristement célèbres camps de Sabra et Shatila, et ce sous la supervision israélienne. Israël a envahi le sud Liban dès 1978, et son opération « Paix en Galilée » lui a permis d'assiéger Beyrouth à l'été 1982, provoquant également la création du Hezbollah, qui fera de la lutte contre Israël son cheval de bataille. La Syrie est à son tour rentrée dans le conflit en 1976, initialement afin de protéger les chrétiens, et par la suite pour défendre les Palestiniens. Le jeu d'alliances et d'opportunisme s'est basé sur la fragilité et les affinités confessionnelles, amplifiant leurs volontés de revanche.
La ligne verte et la séparation des confessions : guerre civile ou coopération ?
Pour les Libanais, en 1975, c'est une vie faite de contrôle, de checkpoint, de ségrégation, de couvre-feu, et d'anxiété qui commence. La famille de Dania vivait alors, et vit toujours, dans le quartier de Hamra, majoritairement habité par des musulmans, mais où des familles chrétiennes habitent toujours, le même immeuble que la famille de Dania. Pourtant, à partir de 1976, les chrétiens de Beyrouth-Ouest étaient fortement poussés à se rendre à Beyrouth-Est, de l'autre côté de la sinistrement connue « Ligne verte ». Son nom lui vient de la végétation qui a poussé le long de la rue de Damas, abandonnée par la population.
La « maison jaune », ou immeuble Barakat du nom de ses anciens propriétaires, représente un autre symbole de l'avant-guerre pour les Beyrouthins. Par son architecture, la diversité de ses habitants, mais aussi par sa position malheureusement stratégique -sur la ligne de démarcation- il ne reste à présent de la belle maison des années 1920 qu'une coquille vide, qu'une façade qui témoigne, à coups d'impacts de balles, d'un héritage bien sombre. Suite à un projet en partenariat avec la France, la maison deviendra dans quelques mois ou années le musée de la ville de Beyrouth.
Le Musée National, situé le long de la rue de Damas, a été fortement touché par la guerre et les tirs de snipers, qui ont abîmé des pièces maîtresses. Là aussi la mémoire de la guerre est fraîche. Une vidéo d'une vingtaine de minutes rend hommage aux hommes et aux femmes qui ont œuvré avant, pendant et après la guerre, afin de sauver des œuvres, des trésors archéologiques datant de plusieurs milliers d'années. Pourtant, lorsque l'on se penche sur les témoignages, la ségrégation, si elle était une volonté politique agitée comme la solution la plus sécuritaire, n'était pas si claire dans les faits. Durant toute sa jeunesse jusqu'en 1988, il est vrai que Dania n'a pu ni voir le centre-ville, ni voir Beyrouth-Est. Des chrétiens habitant dans son immeuble de Beyrouth-Ouest n'ont cependant pas suivi les injonctions leur demandant de rejoindre les chrétiens de Beyrouth-Est, préférant placer leur loyauté sur leurs amis et voisins.
Pendant 15 ans, le quotidien était fait de périodes de combats et de périodes de calme. Pendant ces dernières, la vie reprenait presque un cours normal. Les écoles cherchaient à rattraper le retard, quelques boutiques ré-ouvraient. L'école de Dania, située à Hamra, est restée ouverte pendant toute la durée de la guerre. Elle remercie à présent profondément la directrice de l'école française et protestante, qui est restée malgré les conflits afin d'offrir l'éducation aux enfants.
En fait, Dania se rappelle surtout des moments positifs et rit même de certains souvenirs : « se cacher dans le théâtre au moment de l'examen de dictée, c'était très beau. Enfant, on ne se doutait pas que pas d'examen pouvait signifier la mort qui attend ». Hors des périodes de calme, des bombardements touchaient parfois le quartier de son école. « On restait parfois à l'école pendant des heures. On nous cachait au dessous du préau du gymnase. Le plus dangereux pendant les guerres de quartier, c'est de se déplacer ». Comme elle le souligne, « C'était un peu organisé pour sortir dehors. Les milices devaient se reposer, manger, donc on savait à quel moment sortir ». Il fallait donc organiser sa vie quotidienne pour prendre le moins de risques possible.
Chacun vivait de son côté, et les missiles se répondaient. Une de ses camarades de classe a été atteinte par un explosif. Mais malgré toutes ces horreurs, Dania n'y a pas été confrontée directement ni physiquement. De façon relative, elle affirme ainsi : « On a eu beaucoup de chance ». Elle se souvient très précisément de la nuit où son immeuble a été bombardé. Alors qu'ils se réfugiaient dans leur abri, le père de Dania est allé aider son voisin, coincé dans son appartement enflammé par une bombe. « Mon père est très fort, il a été héroïque pendant la guerre et a aidé à sauver des gens. On lui a même donné un revolver afin d'être le délégué de l'immeuble pour notre sécurité ».
Elle se souvient d'une voisine qui criait « On va être décapités », et l'autre voisine de répondre : « Mais tais-toi ! Il y a des enfants ! ». Elle rit aujourd'hui de ces réactions d'angoisses, de ces cris, mais elle s'en souvient très bien. Cette nuit de bombardement est la seule dont le souvenir de la guerre lui apparaît si vif. « J'avais surtout peur du son. Ça ne m'est jamais venu à l'esprit que je pouvais être tuée ou décapitée. Mais j'avais peur du bruit, peur pour mes parents et pour ma sœur ». À l'aube, ils sont tous sortis dans le quartier. « On a retrouvé les voitures sous les débris d'immeuble. Aucune vitre ne restait entière … sauf la notre ! Papa a dit : 'On est chanceux on n'aura pas à payer pour les vitres' ». Elle se souvient des fous rires qu'ont piqués les voisins, chanceux dans leur malheur. « Moi je demandais pourquoi on riait tellement, et on me répondait qu'on riait parce qu'on était encore vivants ».
Il y avait vraiment une forte liaison entre les chrétiens et les musulmans de l'immeuble. L'identification ici ne se faisait pas uniquement sur la base religieuse. Parce qu'ils connaissaient mieux certaines menaces, les amis chrétiens de son père lui conseillaient sur les détours à faire sur la route et les meilleurs chemins à prendre. C'est ainsi que les parents de Dania ont survécu. Des épisodes un peu plus amusants marquent pour elle cette époque. Certains événements de la vie courante étaient ainsi amplifiés par les conditions de vie. Dania parle volontiers du Noël de ses 6 ans qu'ils on célébré, chrétiens et musulmans ensemble. Le père Noël cette année était le coiffeur, qui était très maigre. Dania trouvait ça bizarre, un père noël maigre. « Dans les chaussettes, on a trouvé des chewing-gums et des chocolats. Et j'ai dit "Il est avare ce père noël !" Des années après, j'ai bien compris que beaucoup de magasins étaient fermés, que nous n'avions pas assez d'argent ».