Ásgeir : "Une magie entoure les Islandais"

Emmanuel Girard et Florian Lassous, traduit par Alice Robert
23 Octobre 2014



A l'occasion de son passage à l'Epicerie Moderne à Lyon, Le Journal International est allé à la rencontre d'Ásgeir, jeune artiste islandais aux influences multiples. Lumière sur un chanteur empreint de mélancolie.


Crédit Emmanuel Girard
Crédit Emmanuel Girard
Le Journal International : Pourquoi utilisez-vous à la fois l'anglais et l'islandais dans vos chansons ? 

Ásgeir Trausti : On a commencé par l’islandais. Après les réactions plutôt positives en Islande, d’autres pays ont commencé à s’intéresser à nous, surtout la Grande-Bretagne. Des labels voulaient nous aider et il y avait cette barrière de la langue au début. C’est pour cela qu’on a tenu à traduire les chansons, pour que le plus grand nombre possible de personnes puisse les comprendre et se sentir concerné. C’est mon premier album, donc ça signifie beaucoup pour moi vous savez. On n’avait aucune idée de ce qui nous attendait et du succès qu’on allait rencontrer de l’autre côté de l’océan Atlantique. 

On pensait que ça pouvait faire la différence et ça s’est confirmé par la suite, notamment au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Il y a certains endroits et pays dans le monde qui sont assez fermés à la musique et aux chansons écrites dans une autre langue que l’anglais. Surtout pour passer à la radio, si vous ne répondez pas à ce critère, vous êtes mal barrés car vous n’arrivez pas à faire connaître votre musique là-bas. 

Mais c’est un aspect qu’on a également abordé quand on a commencé à enregistrer l’album islandais. J’avais écrit quelques paroles en anglais il y a longtemps. A l’origine, ces chansons étaient écrites en anglais mais quand on a commencé à les enregistrer on s’est dit qu’on devrait en adapter certaines pour essayer de les jouer en Islande. Le rendu nous plaisait, on a pu terminer l’album pour nous recentrer sur celui en anglais. 

JI : Ressentez-vous les choses différemment lorsque vous chantez dans les deux langues ?

AT
: Plus maintenant, pas vraiment... Je sentais surtout la différence lorsqu’on débutait, car en Islande, ça faisait des mois que je chantais ces versions islandaises. Donc quand on a commencé à traduire les paroles, ça nous a fait une drôle d’impression pendant quelques semaines, voire plusieurs mois. Ca fait près de deux ans que l’on fonctionne comme ça, et maintenant on se sent plus à l’aise, ça commence à devenir beaucoup plus naturel. C’est pour cela qu’aujourd’hui j’aurais plutôt tendance à répondre non à votre question, mais ce n’était pas le cas il y encore quelques mois. Il s’agit d’un double travail sur la voix, sur la manière dont vous prononcez les lettres et ceci se reflète dans la sonorité de la musique, même s’il n’y a que la langue qui varie. 

La musique se voit transformée par le pouvoir qui se cache derrière la langue. Ce n’est qu’une langue, mais on sent vraiment la différence. Je n’y accorde pas tant d’importance que ça aujourd’hui… Les deux albums se ressemblent beaucoup. Nous n’avons rien changé au niveau de la partie instrumentale ; la traduction est pratiquement la seule chose qui fait la différence entre les deux. 

JI : J’ai entendu dire que vous aviez chanté des poèmes que votre père avait écrit, pouvez-vous m’en dire un peu plus ? 

AT
: Mon père est poète, il écrit depuis qu’il est petit, on pourrait dire que c’est son passe-temps et  sa passion depuis qu’il est enfant. C’est un expert en Islandais, une langue très ancienne et subtile qui regorge de vocabulaire et qui possède une riche tradition en matière de poésie et de mots en général…

Depuis que j’écris des chansons, c’est-à-dire depuis que j’ai 12 ans à peu près, je me suis inspiré de certaines paroles qu’il écrivait, et que je trouvais à la maison pour composer et enregistrer mes propres chansons. J’enregistrais des démos juste pour moi…

Crédit Emmanuel Girard
Crédit Emmanuel Girard
JI : Donc il n’a pas écrit les paroles spécialement pour vous, vous les lui avez prises ! 

AT : 
Tout a commencé quand j’avais 12 ans et que j’essayais de lui chanter des chansons à partir des vieux poèmes qu’il écrivait. J’aimais beaucoup chanter ses paroles de chansons et son style d’écriture. J’ai toujours adoré la manière dont il travaillait avec mon frère. Celui-ci est également musicien professionnel en Islande, et comme moi, il s’est toujours servi des paroles de mon père pour ses chansons. Quand on a réalisé cet album, on fonctionnait toujours de la même manière : je composais les chansons, on les enregistrait en studio, puis on les chantait à mon père. Je l’appelais pour discuter de mes chansons et habituellement un ou deux jours plus tard il avait écrit des paroles pour le morceau, c’était une grosse partie du boulot.

JI : Quand avez-vous décidé d’enregistrer un album ?

AT : 
En mars 2012 je dirais, mais je n’ai pas vraiment décidé d’enregistrer un album…

JI : C’était votre décision ? 

AT : 
Oui, c’est surtout que j’ai eu l’opportunité de travailler en Islande avec un excellent producteur, Gudmundur Vigfusson. Il fait partie de mon groupe désormais et il m’accompagne en tournée. Lorsque j’ai eu l’opportunité d’enregistrer une chanson dans son studio, ça lui a beaucoup plu, nous avons beaucoup apprécié le fait de travailler ensemble. A partir de ce moment-là, nous avons continué. J’étais parti dans l’idée d’enregistrer une chanson seulement, car auparavant, je n’utilisais que des logiciels type « Garage Band » et de la prise de son de mauvaise qualité pour enregistrer des chansons. J’avais toujours rêvé de garder un bon enregistrement de mon travail. C’était vraiment mon rêve, tout ce que j’espérais au début. Par la suite, il a beaucoup aimé les chansons, et on a bien accroché. On s’est mis à enregistrer une chanson puis une autre, jusqu’à cinq ou six.

La question de faire un album s’est alors posée. On s’est dit : « Pourquoi ne pas essayer et voir comment les choses évoluent ? ». Lorsque nous avons décidé de faire un album, je ne m'attendais pas à vendre plus de 300 exemplaires à ma famille, mes amis de la campagne dont je suis originaire. Ça me convenait parfaitement. Mes espérances étaient modestes, car je n’étais pas vraiment familier du milieu musical en Islande, je manquais d’expérience à l’époque. Je connais beaucoup de musiciens et de groupes très talentueux qui enregistrent des albums et essaient d’en faire la promotion à l’étranger. Un groupe parmi des centaines d’autres réussit, et la plupart d’entre eux sont de très bons musiciens, ce qui fait que je n’avais jamais vraiment pensé que la chance pouvait me sourire.

Nous avons décidé de faire cet album, et une fois terminé, on en a chanté une ou deux chansons à la radio. Tout est allé très vite, l’album s’est vendu en Islande à 30 000 exemplaires en quelques semaines, et au bout de très peu de temps, on avait vendu suffisamment de disques pour partir en tournée. 

JI : Votre tournée était-elle exclusivement islandaise ?

AT : 
Les premiers mois oui, à l’époque on formait un groupe de 10. C’était vraiment différent quand on était en Islande car on pouvait faire ce que l’on voulait avec le groupe. Quand on part en tournée, on peut difficilement se permettre de voyager avec 10 ou 15 musiciens, ça revient très cher, à moins de rentrer tous les deux jours. On a donc été obligé de réduire le groupe à 5 et le groupe est reparti en tournée début 2013. 

 

JI : Vous avez parlé de la scène islandaise, vous sentez-vous proche de ce qui s’y fait actuellement ? 

AT : 
Pas autant que ce que j’aimerais. J’aurais voulu avoir l’opportunité de jouer davantage sur la scène islandaise avant de me lancer dans une tournée à l’étranger. Je n’y ai joué que quelques semaines ou quelques mois tout au plus. Dans le peu de temps qui m’a été donné, j’ai rencontré à peu près tous les groupes et musiciens d’Islande, tous très sympas et avec qui je n’ai eu aucun mal à travailler. J’aurais aimé passer un an ou deux de plus rien qu’en Islande, pour pouvoir connaître tout le monde et être plus à l’aise dans mon pays natal. Je suis parti sans avoir eu le temps de beaucoup y jouer.

Cependant, cela ne m’empêche pas de m’en sentir proche pour autant. J’essaie de me tenir au courant des nouveautés, en allant à des concerts lorsque je rentre à la maison. 

Crédit Emmanuel Girard
Crédit Emmanuel Girard
JI : Comment expliquez-vous l’enthousiasme du public envers la musique islandaise avec des groupes comme Of Monsters and Men ou le retour de Sigur Rós ?

AT : 
Tout le monde parle de Björk, Sigur Rós, Of Monsters And Men, Múm, Emiliana Torrini et Sóley, ainsi que d’autres artistes très talentueux. Notre nation ne compte que 300 000 personnes…

JI : Mais une nation de grands amateurs de musique, non ?

AT : 
Plusieurs raisons peuvent expliquer l’attention qui nous est accordée. Je pense que de nombreux musiciens ont marqué notre passé et notre histoire. Il y a comme une magie, un mystère qui entoure les Islandais, leurs chansons et le son que l’on produit ici, et qui, de fait, attire les gens. Vous seriez surpris de voir combien de personnes sont complètement amoureuses de l’Islande, se renseignent sur tout ce qu’il s'y passe, ou sont simplement fans de la musique islandaise et sont constamment à la recherche de nouveaux groupes locaux. Il s’agit souvent de gens de la radio, ou des labels qui cherchent à faire de nouvelles découvertes musicales et qui se tourne vers nous pour cela. La scène musicale est accessible, nous sommes peu nombreux. Vous pouvez rencontrer sans trop de difficultés la plupart des groupes de musique en une journée. Il suffit d’aller à leur rencontre. Des gens influents donnent de la visibilité à notre pays et nous aident beaucoup dans notre activité.

Et plus généralement, notre environnement, ce qui nous entoure, et le pays en lui-même influent sur la créativité des artistes et des musiciens. Même si certains fonctionnent différemment, car comme partout, il y a quelques exceptions... Je pense aussi que c’est parce que nous sommes si peu nombreux que les artistes ne suivent pas de courant dominant menant tout droit vers le succès. Car en Islande, ceux qui percent le plus souvent sont uniques en leur genre. Avoir une chanteuse comme Britney Spears ne serait pas envisageable en Islande...

JI : Mais vous avez Björk, qui a une plus grande aura que Britney Spears selon moi, non ? 

AT : 
Elle a cette silhouette unique, quelque chose de mystique. Les gens essaient d’être ouverts d’esprit et de faire des choses qui leur ressemblent pour se créer un univers qui n’existe nulle part ailleurs, plutôt que suivre une recette qui marche pour devenir célèbre. Ils le font pour eux avant de penser à ce que diront les autres. C’est l’optique dans laquelle j’étais avant de sortir un album. Depuis, j’ai toujours essayé de garder le même cap, mais il est vrai qu’il peut être difficile de ne pas se laisser influencer par l’industrie musicale, les labels… Ça peut devenir lassant. 

JI : Où puisez-vous votre inspiration ? Quelles sont vos idoles ?

AT : 
Comme je l’ai déjà dit, j’ai toujours été très admiratif de la musique islandaise, surtout les musiciens et les artistes folk, les guitaristes… Je suis allé à une école de guitare, j’y ai pris des cours de guitare classique. 

JI : Quand avez-vous commencé à jouer de la guitare ?

AT : 
Quand j’avais 7 ans. Dans un premier temps mon idole était mon prof de guitare. Quand j’ai commencé à jouer, j’habitais un village d’une vingtaine d’habitants, c’était le seul bon musicien du coin à jouer de la guitare. Il m’a beaucoup inspiré. Je n’avais pas vraiment d’autres modèles autour de moi et j’avais beaucoup de respect pour lui. A l’époque j’écoutais beaucoup de rock et de musiciens grunge. 

JI : Oui j’ai entendu dire que vous aimiez Pearl Jam et Nirvana ?

AT : 
Oui surtout Nirvana, je n’en avais que pour eux, ils étaient partout chez moi quand j’étais jeune. Pearl Jam, Soundgarden, Sonic Youth…

Crédit Emmanuel Girard
Crédit Emmanuel Girard
JI : … Tous les groupes grunge des années 90 ?

AT : 
Presque tous ! C’était le début, j’apprenais à jouer de la guitare classique, mais je rêvais de jouer de la guitare électrique. Ce qui ne plaisait pas des masses à mes parents. Je prenais surtout des cours de guitare classique pour faire plaisir à ma mère, qui a elle aussi reçu une éducation classique. Je voulais m’améliorer en tant que guitariste, c’est un choix que j’ai aussi fait pour moi. Ça a beaucoup changé. Les premiers groupes dont j’ai fait partie étaient orientés rock, grunge et metal, car les guitaristes avec qui je bossais étaient des métalleux qui écoutaient Metallica, Pantera, Slayer. C’était un mauvais mélange des genres, grunge et métal ne font pas bon ménage.

A 14 ans, je me suis intéressé à d’autres choses. Je ne sais pas vraiment ce qu’il s’est passé. J’ai eu une guitare acoustique avec des cordes métalliques. Je me suis mis à la country, au blues, au « fingerpicking ». Ça m’a beaucoup intéressé et c’est là que j’ai commencé à écouter Johnny Cash. Après coup, j’ai découvert de nouveaux musiciens comme Kukle originaires d’Islande, Mugison, et d’autres artistes folk notamment. J’ai écouté Damien Rice,  Nick Cave etc. 

JI : Tous les groupes que vous avez cités comme Nick Cave sont très « sombres », qu’en dîtes-vous ?

AT : 
Elliot Smith était assez déprimant, c’est une période par laquelle je suis passé sans doute. Parallèlement j’adorais la vieille musique country comme Blind Willie Jonhson, le blues traditionnel avec les Stanley Brothers et le banjo. J’ai écrit des chansons de ce genre pendant quelques années. J’ai changé d’attitude, j’ai commencé à prêter plus d’attention aux mélodies, à accorder autant d’importance aux harmonies et au chant qu’aux instruments principaux. J’ai essayé d’avoir recours au plus d’harmonies possible, avec des tons aigus, d’autres plus graves et ainsi de suite tout au long de la chanson. Des mélodies que je trouve plutôt nulles avec le recul... Je pense que je devais en passer par là pour savoir qui j’étais. J’utilise toujours beaucoup d’harmonies etc., ça me permet de me concentrer sur ce que j’écris, soigner les mélodies et progresser dans mes chansons. 

Le guitariste et chanteur Jeff Buckley m’a aussi beaucoup aidé vocalement, notamment pour l’utilisation de la voix comme d’un instrument. Mon frère qui a intégré le groupe dont je vous parlais tout à l’heure aussi…

JI : Vous avez dit qu’il tournait avec vous ?

AT : 
(rires) Oui c’est le cas, il fait partie des meilleurs guitaristes que je connaisse. C’était probablement aussi l’un de mes modèles étant jeune, ainsi que Justin Vernon avec son groupe Bon Iver, et plus récemment, en accord avec ce que je fais maintenant, Antony and the Johnsons. J’écoute aussi du rock, des groupes anglais, Arcade Fire ou Arctic Monkeys etc.

JI : Est-ce que l’on peut s’attendre à un album rock ?

AT : 
Je ne sais pas, peut-être un jour ! Je vais rester ouvert à cette possibilité. En ce moment j’écoute de l’électro, dont Tom Yorke, James Blake, Jon Hopkins que je combine avec mon style mélodique folk. Je pense que c’est le genre de direction que va prendre le prochain album. 

JI : Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter à l’avenir ?

AT : 
Qu’est-ce que vous pourriez me souhaiter ? Je ne sais pas… Je n’ai pas de souhait particulier ni de rêve ultime. Tout m’est tombé dessus. Je n’ai pas vraiment l’impression de maîtriser quoi que ce soit. Comme si tout s’enchaînait. Mais mon vœu le plus cher, je crois, serait de terminer ma tournée avec cet album… 

JI : … Vous êtes fatigué ?

AT : 
On joue le même album depuis maintenant près de 2 ans et je commence à être fatigué. Ce n’est pas le cas quand je monte sur scène mais je ressens simplement le besoin d’écrire de nouvelles chansons et me concentrer sur quelque chose de nouveau. Une fois la tournée terminée en février, on essaiera de se lancer dans un nouvel album. 

JI : Vous terminez votre tournée en février ? Bonne chance ! 

AT : (rires) Merci. C’est tout ce que je vois pour le moment. 

JI : Merci beaucoup


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