Allemagne : Faire la guerre, pour davantage de fraternité

Hugo Flotat Talon
6 Avril 2014



Ils sont banquiers, ouvriers ou fonctionnaires et troquent volontiers leur tenue de travail pour celle d'un fantassin ou d'un canonnier. Cela ne dure qu'un week-end et leurs balles ne tuent pas. Ces hommes et ces femmes se retrouvent pour rejouer des batailles historiques. Un devoir de mémoire, en toute fraternité, comme c'est le cas à Leipzig, chaque année au mois d'octobre.


Crédit Hugo Flotat Talon
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« Messieurs, voici l’empereur ». Dans une tenue militaire rouge et noire, Salim Aducif se lève. Il abandonne sur la table devant lui les cartouches de poudre noire qu’il préparait pour son fusil. Le jeune nordiste connaît les règles, il a fait l’école du soldat. « On se retrouve avec d’autres passionnés d’histoire, le week-end, pour apprendre ces codes d’honneur. Mais on étudie aussi les règles de sécurité, indispensables dans une reconstitution », explique le figurant. Dans quelques heures, il mourra peut-être au champ de bataille ... Il ne sera pas seul. Ce dimanche-là ils sont six mille, de vingt-huit nationalités, à avoir envahi la ville de Markkleeberg, dans la Saxe, à quelques kilomètres de Leipzig. Sur un terrain grand de 500 hectares, ils vont rejouer la première grande défaite napoléonienne : la bataille des Nations. Il y a deux siècles, en 1813, ils étaient près de cent fois plus. Et si ce soir, après la bataille, Salim reviendra au camp, malgré sa « mort » éventuelle, la réalité fût bien plus triste. Près de 100 000 soldats trouvèrent la mort, parfois dans d’atroces souffrances.

« Qu’ils aillent à l’armée s’ils veulent faire la guerre. »

C’est d’ailleurs ce macabre bilan qui rend cette commémoration annuelle si difficile à comprendre pour certains. La semaine précédant la reconstitution le quotidien régional Freie Presse publiait une tribune de deux journalistes offusqués. Ils rappelaient les corps déchiquetés, les soldats en fuite sautant des ponts, l’horreur permanente. « Comment peut-on prétendre représenter cela ? », interrogeaient Andreas Rabbe et Torben Ibs. Et, au passage, de dénoncer le business touristique autour de l’événement. Sur leurs pas, des lecteurs scandalisés ont écrit au journal. S’indignant contre le fait qu’on puisse « jouer » à la guerre, rappelant que c’était « un crime » et que la bataille de Leipzig ne fût que misère pour des milliers de soldats. Les commentaires les plus viriles invitaient ceux qui « avaient envie de faire la guerre, à rejoindre les rangs de l’armée. Pour qu’ils se rendent, peut-être, compte de la réalité ». Et dimanche vingt octobre, des manifestants du mouvement Attac s’étaient pacifiquement installés dans les rues de Makkleberg pour dire leur opposition à la guerre.

« Ces reconstitutions partent pourtant d’un vrai besoin de mémoire », assure Jean Claude Rougier, surnommé « Guy Lesage » dans l’armée napoléonienne. Assis dans une prairie, en attendant l’ordre de départ pour la bataille, lui et sa famille ont fait le chemin depuis Lille pour participer aux combats. Ce n’est pas la première fois. Les Rougier vivent des reconstitutions depuis près de 35 ans. Une passion qui coûte cher : « Il faut compter 2000€ pour une tente de bivouac et un costume complet », racontent-ils. Et les fusils qu’ont alignés en ligne les soldats derrière eux ? « Certains coûtent jusqu’à 1200€», assure un autre français. Un investissement important pour une activité indigne penseront les opposants … « Au contraire, ces week-ends sont d’extraordinaires lieux de rencontre», explique Brigitte Rougier. « Et le mot fraternité prend tout son sens lorsque l’on est ici », ajoute son mari. « On retrouve des ouvriers, qui servent de canonniers parce qu’ils ont de la force, mais aussi des classes sociales plus élevés comme des avocats. Seulement, ici, on est tous au même niveau, on mange la même chose, on dort sur la paille et nos différences de tous les jours s’effacent », insiste le Nordiste.
Crédit Hugo Flotat Talon
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Réticences politiques

L’ordre de départ pour la bataille est donné. Rouges, noires, vertes, sac à dos sur les épaules, les différentes unités se mettent en rang. Les soldats de la garde jouent du tambour, et les femmes prennent place à l’arrière des troupes. « Ce sont les lavandières, elles resteront en retrait des combats et celles qui ont une plaque autour du coup pourront ravitailler les soldats pendant la bataille», explique un fantassin. Simone Thalhifer-Preußer est de celle-ci. Allemande, Bavaroise, elle participe à des reconstitutions historiques depuis 2 ans. « Lorsque j'étais simple spectatrice, je prenais tous ces gens pour des enfants, je ne comprenais vraiment pas », raconte-t-elle. Sa rencontre avec un Français a changé la donne. « On ressent une grande fierté lorsqu’on est dans les rangs, on fait revivre l’Histoire. » Prise au jeu, cette employée de mairie voulait elle aussi organiser des reconstitutions dans sa région. En vain. « Le regard sur ce type d’événement est encore difficile. Le maire concevait que l’on puisse rejouer une bataille à Leipzig, mais il était impossible pour lui, politiquement, de se lancer dans un tel projet en Bavière », raconte l’Allemande sur le chemin du champ de bataille. Et de réajuster son chemisier blanc, avant de poursuivre ses explications. « Ce sont pourtant des vraies leçons d’Histoire. Et puis malgré le fait qu’on rejoue la guerre, ce sont aussi de réels moments d’union. Lorsque je suis au bivouac et que je m'assois avec des Français, des Anglais, des Russes, ou des Espagnols, je me dis toujours "C’est ça l’Europe, la vraie."»

Ne pas oublier

Les premiers coups de canons retentissent. Ils ne cesseront pas avant la fin de l’après-midi. Une dizaine chaque minute, pendant près de 3 heures. Á chaque coup, c’est 110 décibels pour les 30 000 spectateurs amassés autour du champ de bataille. Un son comparable au bruit du tonnerre. Un vacarme auquel il faut ajouter les salves incessantes des fusils et les cris de soldats.
Comme une réponse aux critiques, le speaker de l’après-midi rappelle que « tous ceux qui sont ici le sont pour l’Histoire, mais n’espèrent ne jamais devoir faire la guerre ».

Une ligne entière de plusieurs dizaines de soldats s’effondre. Á quelques mètres, des Prussiens à cheval viennent de faire plusieurs dizaines de prisonniers français qu’ils encerclent en brandissant leurs armes au ciel. Á l’horizon, derrière une maison qui sera bientôt réduite en cendres, on aperçoit des brancardiers. Une tente blanche a été installée derrière la ligne de front russo-prussienne et on y soigne les blessés. De l’autre côté d'une rivière, dans la fumée de la poudre, on aperçoit Napoléon qui donne ses ordres. Ses soldats progressent, et la fanfare de la Marine continue sa musique. Mais, comme en 1813, les troupes françaises doivent bientôt reculer. Elles perdent du terrain. Les hommes tombent comme des jeux de quilles. Certains se relèvent, ils sont peu nombreux. Et puisque l'Histoire ne peut être changée, les canons finissent bientôt par s’arrêter. Napoléon bat en retraite. Le speaker remercie les milliers de participants et de spectateurs et, comme pour être certain que le message soit passé, il répète que cette reconstitution sert le devoir de mémoire : « On ne veut simplement pas oublier », clame-t-il. Avant de demander une minute de silence, en mémoire des cent mille victimes, civiles et militaires, d’il y a deux cents ans …
Crédit Hugo Flotat Talon
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Tous égaux

« On n’a pas perdu, on a battu en retraite c'est différent », lance Brigitte Falque, une Française de retour au bivouac. À ses côtés, un Allemand couvert de poussière, qui servait l’armée Napoléonienne, dit sa fatigue. « Les genoux, le dos, les jambes, tout est "kaputt" », explique-t-il. Il ne parlera pas plus avec les Français qui l’entourent, barrage de la langue oblige. « On se retrouvera malgré tout au prochain campement, avec une vraie ambiance de camaraderie », explique la lavandière du 48ème régiment d’infanterie de ligne, occupé à fumer un cigarillo. « Hier j’ai même rencontré des Italiens qui venaient de Parme ».
Au bivouac, on sent la fin du week-end. La lumière faiblit. Nombre de participants troquent costumes d’époque contre jeans et baskets. Comme ce jeune homme, au bout d’une allée de tentes en toiles blanches. Les cheveux couverts de poussière, il parle allemand, et vient dire « au revoir ». « Á la prochaine, prends soin de toi », lui glisse un compatriote en lui donnant l'accolade. Même l’empereur passe pour faire ses adieux au campement, tenant à remercier ses troupes. « Il a intérêt, on est pas des chiens», glisse en riant René Saïah, venu du Territoire de Belfort.

La nuit tombée, les rues de Makkleeberg ont retrouvé leur tranquillité. Les parkings -à 5€ la place- se sont vidés, nombre des soldats ont pris le chemin du retour et les militants d'Attac ont replié banderoles et rangés les CD de John Lennon. Dans ce qu’il reste du campement français, à la lueur d’un feu de camp, la famille Vervack partagent pain et tranches de jambon.

La vingtaine, Aurore, la blonde, Élodie, la brune, et le grand frère Alexandre sont ravis de leur journée. Demain ils reprendront le chemin de la Belgique et de l’école. « Nos camarades ont toujours des réactions bizarres lorsqu’on leur compte nos week-ends », racontent-ils. « C’est pourtant un réel plaisir et on en apprend davantage sur l’histoire à chaque bivouac », explique Alexandre, assis sur une pierre autour du feu. « C’est aussi pour cela qu’on aime ces reconstitutions», reprend aussitôt une de ses sœurs. « On se rend compte de notre petit confort d’aujourd’hui. On en apprend beaucoup sur soi-même en dormant sur la paille, sans téléphone, sans internet, sans électricité, en chauffant son eau sur le feu pour se laver. On est à égalité avec tous les autres participants. » La jeune fille conçoit pourtant la difficulté de certains à comprendre ce genre d’activité. « On a déjà vécu un tel événement en tant que spectateur, et c’est vrai qu’on ne vit pas du tout les choses de la même façon, le ressenti est complètement différent ».

La prochaine reconstitution de la bataille de Leipzig est déjà inscrite dans l'agenda d'Aurore et Élodie. A Makkleberg, lors d'une balade en ville en marge de la reconstitution, elles ont rencontré de jeunes Allemands. Ils leur ont promis de se revoir, et d'améliorer leur français pour mieux communiquer. Des jeunes hommes qui auront peut-être la chance de venir s’asseoir autour du feu dans le campement. Et eux aussi rencontreront des hommes et des femmes qui leur parleront une langue inconnue. « Qu'importe, le contact humain dépasse la langue, c’est le plus sympa », sourient les soldats du dimanche.
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