Afghanistan – Pakistan : la paix sportive avant la paix diplomatique ?

Adrien Lelièvre
3 Avril 2014



Au cœur de l'été 2013, l’équipe de football afghane affrontait le Pakistan pour un « match de la paix » à haute portée symbolique. Un signe du réchauffement des relations diplomatiques entre les deux pays, alors que tout accord de paix entre le pouvoir central afghan et les talibans paraît illusoire sans la participation du Pakistan à la table des négociations.


Crédit AFP/S.Marai
Crédit AFP/S.Marai
Historique ! L’équipe de football d’Afghanistan vient d’étriller le Pakistan trois buts à zéro et la capitale afghane, Kaboul, est en état de liesse. Tonnerre de klaxons dans les rues, chants patriotiques hurlés à pleins poumons, drapeaux tricolores noir, rouge et vert brandis avec fierté : l’ambiance est à la fête en cette journée ensoleillée. Des scènes rares dans ce pays meurtri par des conflits incessants depuis 1979 et l’invasion militaire soviétique. Ce 21 août 2013, l’Afghanistan ne s’est pas seulement offert quatre-vingt dix minutes d’évasion, mais a fermé une parenthèse de dix années pendant laquelle l’équipe nationale de football a été contrainte de disputer ses rencontres à l’étranger, faute de sécurité sur son sol : un symptôme de la fragilité de ce pays de 31 millions d’habitants, encore en proie à une insurrection talibane treize ans après l’intervention de l’OTAN en 2001.

Le match entre ces deux pays, qui ne s'étaient plus affrontés depuis 1977, était attendu de longue date et placé sous le signe de la paix. Il n’a déçu ni les joueurs afghans, ivres de joie au coup de sifflet final, ni les organisateurs de cet événement, qui redoutaient des incidents dans cette rencontre sous haute tension disputée au stade Ghazi de Kaboul. Un lieu de sinistre mémoire, où on lapidait les femmes, coupait les mains des voleurs et exécutait les opposants politiques sous le régime des Talibans (1996-2001).

2014 : l'année de tous les dangers pour l'Afghanistan

Au-delà de son aspect sportif, le match revêtait une dimension symbolique pour la fédération de football afghane, laquelle parie sur ce sport – le deuxième plus populaire dans le pays après le cricket – pour unifier une nation divisée sur les plans politique, ethnique et religieux. La rencontre intervenait également à un moment charnière de l’histoire afghane : le président Hamid Karzaï, au pouvoir depuis 2001, s’apprête à quitter son poste, sur fond de départ des troupes occidentales à la fin de l’année 2014 et de signature, de plus en plus hypothétique, d’un accord bilatéral de sécurité avec les Etats-Unis portant sur le maintien de troupes américaines sur le sol afghan après le 31 décembre. L'année 2014 est lourde de menaces pour l'Afghanistan, qui élit un nouveau président en avril 2014 et craint de replonger dans le chaos après le retrait des troupes occidentales. L'armée afghane, mal formée et infiltrée par l'ennemi, devra alors s'occuper de la sécurité du pays et risque de faire face à une recrudescence de la menace talibane. Un accord de paix entre les talibans et le prochain président afghan apparaît donc d'autant plus indispensable pour garantir la sécurité intérieure du pays. Il devra impliquer le Pakistan, acteur important de la géopolitique régionale, et régulièrement accusé par son voisin de soutenir en sous-main les talibans afghans.

Mais un tel accord, auquel rêvent les chancelleries occidentales, est-il possible à l'heure actuelle ? La méfiance entre Kaboul et Islamabad demeure profonde. Elle s'enracine dans un passé douloureux, que ne saurait éclipser la légère amélioration de la situation sécuritaire en Afghanistan depuis le « surge » engagé par le président américain Barack Obama en 2009. Cette rencontre footballistique entre l'Afghanistan et le Pakistan, à l'enjeu sportif limité mais à la puissante portée géopolitique, aura donc été, en apparence, une manifestation de l'amélioration des relations diplomatiques entre les deux pays depuis quelques mois. Hamid Karzaï s'est rendu au Pakistan au mois d'août 2013 dans la foulée du match, tandis que son homologue pakistanais, le Premier ministre Nawaz Sharif, élu au mois de mai 2013 sur la promesse de négocier avec les talibans pakistanais, lui a rendu la pareille au mois de novembre. Autant de signes de la volonté officielle de ces pays d'oeuvrer pour la paix en Afghanistan mais qui ne sont en rien des garanties contre les risques d'embrasement qui menacent la région après 2014. En cause : la « question pachtoune » et la rivalité géostratégique indo-pakistanaise. Deux nœuds gordiens jamais tranchés depuis l'indépendance du Pakistan en 1947.

Au cœur des tensions entre l'Afghanistan et le Pakistan, le problème de la « ligne Durand »

La paix en Afghanistan reste en effet précaire. De plus, elle subit en permanence les contrecoups de l'agitation politique de l'autre côté de la frontière afghane. Car le Pakistan abrite lui aussi des talibans pakistanais et afghans – parfois avec la complicité des puissants services secrets d’Islamabad – dans les zones dites tribales, à la frontière de l'Afghanistan, le long de la ligne Durand. Une frontière, tracée au XIXe siècle par le Britannique Mortimer Durand, que l'Afghanistan ne reconnaît toujours pas et qui sépare la communauté pachtoune (peuple indo-européen de la brande indo-aryenne constitué de plusieurs tribus) entre ces deux pays. Les Pachtounes représentent la principale communauté ethnique afghane (42% de la population, 12,7 millions d'habitants) et reste l'une des plus importantes au Pakistan (15% de la population, 29,3 millions d'habitants). Or dans certains cercles nationalistes pachtounes à Kaboul, on n’a jamais vraiment tiré un trait sur la formation d’un « Grand Pachtounistan » qui réunirait tous les « frères pachtounes ». Pour ne rien arranger à la complexité du problème, les Pachtounes forment les principaux bataillons des talibans Afghans et Pakistanais, ainsi que ceux des cercles de pouvoir à Kaboul.

L'insurrection talibane en Afghanistan et au Pakistan puise sa principale force dans la blessure de 1947, année de la proclamation de l'indépendance du Pakistan qui consacra la ligne Durand comme la frontière afghano-pakistanaise. De là découle l'instabilité chronique en Afghanistan. Le pays n'a jamais cessé d'être un terrain d'affrontement entre l'Inde et le Pakistan. Hanté par les trois guerres indo-pakistanaises et la perte du Pakistan Oriental (l'actuel Bangladesh), Islamabad soutient – tout en le niant – des groupes insurgés en Afghanistan pour s'assurer une « profondeur stratégique » sur le sol afghan en cas de nouveau conflit avec l'Inde.

Elle tente en outre d'empêcher toute alliance entre Delhi et Kaboul. Or rien n'effraie davantage les stratèges pakistanais que d'être pris entre le marteau afghan et l'enclume indienne. Cette peur panique, qui trotte dans les têtes des dirigeants pakistanais, risque de dicter les choix de la diplomatie pakistanaise aussi longtemps que la question de la ligne Durand ne sera pas résolue. Pourtant cette stratégie a un coût politique, économique et social élevé pour le Pakistan, qui prend le risque d'alimenter le terrorisme sur son propre sol en accueillant des insurgés pachtounes afghans le long de sa frontière. Car des groupes talibans pakistanais (TTP) possédant leur propre agenda politique sont apparus dans les zones tribales pakistanaises et mènent depuis 2007 une lutte sans merci contre le pouvoir central, soutenu militairement et politiquement par les Etats-Unis dans sa guerre contre le terrorisme. Aujourd'hui, le Premier ministre Nawaz Sharif cherche à négocier avec les talibans pakistanais. Mais on peut se demander s'il a les moyens de ses ambitions. En tout cas, il aura besoin de la loyauté de l'armée et des services secrets pour mener à bien cette entreprise complexe.

D'autre part, les talibans afghans considèrent toujours la ligne Durand comme illégitime. L'ambition d'Islamabad d'avoir un gouvernement pachtoune pro-pakistanais à Kaboul qui ne contesterait plus la ligne Durand relève par conséquent du vœu pieu. Elle repose en outre sur l'idée fragile que les talibans afghans seraient des alliés fiables et durables s'ils revenaient bientôt au pouvoir. Le retrait des troupes occidentales d'Afghanistan après 2014, doublé d'une prise de pouvoir, totale ou partielle, des talibans dans la foulée, pourrait avoir des conséquences funestes dans toute la région : déstabilisation politique de la zone AfPak et de ses voisins ; effondrement de l'économie afghane ; afflux de réfugiés afghans au Pakistan ; augmentation du commerce du pavot. Islamabad est-elle prête à relever tous ces défis ? On peut raisonnablement en douter.

Le Pakistan joue un jeu dangereux, susceptible de lui coûter cher et de déstabiliser encore un peu plus son voisin afghan. Difficile, dans ces conditions, d'être optimiste pour l'avenir de la zone AfPak en l'absence d'une réflexion profonde sur la ligne Durand, à la source de quasiment toutes les tensions entre l'Afghanistan et le Pakistan. Même réussi, le « match de la paix » d'août 2013 ne saurait masquer cette réalité géopolitique. A quand la balle au centre pour entamer des négociations sur une frontière qui menace la sécurité internationale depuis 1947 ?

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