A table avec le diable, l'Ukraine face à Poutine

Alia Fakhry
3 Novembre 2014



En Ukraine, les élections législatives du 26 octobre dernier semblent clore le chapitre Euromaïdan débuté il y a près d’un an en novembre 2013. Mais le succès des partis pro-européens n’a pas réussi à occulter les difficultés économiques et politiques auxquelles le nouveau pouvoir va devoir se confronter. Et face à Poutine dans le rôle du « grand méchant loup » l’histoire de l’Ukraine n’a pas fini de s’écrire.


Crédit REUTERS/Sergei Ilnitsky/Pool
Crédit REUTERS/Sergei Ilnitsky/Pool
Si les élections législatives ukrainiennes du dimanche 26 octobre placent les formations pro-européennes en tête des votes, assurant une solide majorité au président Petro Porochenko qui va désormais pouvoir mettre en œuvre les projets de réformes libérales et démocratiques annoncées, elles entérinent également la récente division du pays. En effet, les douze circonscriptions de Crimée ayant déclaré leur indépendance ainsi que quinze autres circonscriptions pro-russes de l’est du pays n’ont pas participé au renouvellement de la Rada, le parlement national. Ainsi ce sont 424 députés qui siègeront désormais contre 450 d’ordinaire. Parmi eux, de nombreux novices des arènes politiques, des militants et journalistes actifs pendant les manifestations de Maïdan l’hiver dernier, tel que Dmytro Laroch le leader ultra nationaliste du parti Pravy Sektor, ainsi que d’anciens combattants ayant fait leurs armes sur le front est. 

Pour autant, le scrutin prend les airs d’un plébiscite en faveur du nouveau tandem pro-occidental à la tête du pays depuis six mois : les listes conduites par le président Petro Porochenko et son Premier ministre Arsenii Iatseniouk obtiennent respectivement 21,69% et 21,63% des votes. Fait historique, pour la première fois en 23 ans d’indépendance ukrainienne, le parti communiste n’a pas atteint le seuil des 5% nécessaires pour siéger à la Rada, tout comme les partis pro-russes. Le président Porochenko compte donc constituer une très large coalition, délibérément tournée vers l’Europe, à laquelle Ioulia Timochenko pourrait même être conviée malgré ses décevants 5,6%. 

Mais à côté de ces résultats prometteurs et porteurs d’espoir se profilent également un certain nombre de difficultés structurelles et conjoncturelles qui pourraient largement handicaper le mandat des nouveaux élus. D’une part, les législatives ukrainiennes n’ont que faiblement mobilisé avec 52% de participation et si l’OSCE les a déclaré « conformes aux normes démocratiques », la corruption et l’oligarchie politique règnent toujours en maître dans le pays dans l’attente de réformes profondes et effectives que le gouvernement va devoir mettre en place au plus vite afin de satisfaire les populations, tout en s’assurant le soutien de la myriade de formations politiques nouvellement arrivées au pouvoir. D’autre part, après avoir exercé des pressions économiques sur le pays, Moscou a mis un terme à ses exportations gazières vers l’Ukraine en juin dernier. Et si les températures viennent récemment de passer sous la barre du zéro, les perspectives économiques sont également négatives avec une monnaie nationale – la hryvnia – en chute libre, son cours ayant reculé de 11% depuis le début de la guerre conduisant à une importante réduction du pouvoir d’achat.

Un scrutin qui donne le sourire

A leur tour, les Ukrainiens de l’est du pays étaient appelés aux urnes ce dimanche 2 novembre. Les citoyens des toutes jeunes République populaire de Donetsk (RPD) et République populaire de Louhansk (RPL) ont pu élire leurs « conseils populaires » ainsi que leur leader respectif, une sémantique qui fleure bon le soviétisme d’antan. Alors que Roman Lyagin, en charge de la Commission centrale des élections, affirme que « tout s’est mieux déroulé que prévu », de nombreuses irrégularités ont été relevées dans les différents bureaux de vote, rappelant l’obscur référendum d’autodétermination de mai dernier où les résultats avaient été divulgués avant le début du dépouillement. 

Ce dimanche, à la sortie de l’isoloir, les votants se voyaient distribuer fruits et légumes par les équipes de campagne des différents candidats. Des candidats bien peu nombreux en définitive, puisque beaucoup furent recalés pour « vices de procédure » ou ont décidé de retirer leur candidature pour cause de pressions et menaces. Des négociations et marchandages ont eu lieu autour du nombre de sièges alloués à tel ou tel candidat, faisant de ce scrutin un véritable jeu de clans, un simple partage du pouvoir en cartels politiques. Un jeu où tous les coups sont permis, l’intérêt étant double puisqu’il s’agit de s’approprier le leadership politique de la région, le droit d’y lever l’impôt, mais également de s’attirer les faveurs et l’aide russes. 

La Russie est en effet le dernier allié de la région de l’est ukrainien depuis que celle-ci est littéralement passée à l’heure russe, en se calant sur le fuseau horaire moscovite. Le Kremlin est donc seul à reconnaitre ces élections, l’UE, sous la houlette de Frederica Mogherini, nouvelle chef de la diplomatie européenne, les considérant comme « un nouvel obstacle vers la paix en Ukraine ». Moscou semble bien décidé à geler le conflit ukrainien, à la manière de la situation en Transnistrie, soutenant les pro-russes afin d’affermir et consolider ses positions en Crimée et dans le Donbass. 

Pour autant, il est difficile de dire où la « fuite en avant » de la politique extérieure russe va mener Poutine, dont les stratégies paraissent de plus en plus confuses. Le survol de l’espace aérien européen par des avions russes, tout comme la présence d’un sous-marin russe au large de la Suède peuvent en témoigner. Face à l’inquiétant Poutine serait-il temps pour l’Europe « de se réveiller et de commencer à se comporter comme des Etats indirectement en guerre », comme le suggère Georges Soros ? 
Crédit Genya Savilov/AFP
Crédit Genya Savilov/AFP

Un dîner de dupes

« Quand vous vous retrouvez à table avec le diable, vous n’avez plus qu’à prendre votre cuillère et à dîner avec lui ». C’est en ces termes que Michael Stürmer, politologue et journaliste allemand, m’a relaté dimanche 26 octobre la soirée qu’il avait passé la vieille avec Vladimir Poutine à Sotchi lors de la réunion du club de Valdaï.

La position occidentale face au Kremlin en dit long sur la subtilité des relations diplomatiques. Si tous diabolisent Poutine allègrement, la France ne s’est pas embarrassée de la vente de ses bâtiments de guerre à la Russie tandis que la Grande-Bretagne préfère commercer dans le domaine des hautes technologies profitant du fossé technologique qui se creuse entre la Russie et les occidentaux, le tout sous le regard bienfaisant des Etats-Unis. Mais la récente crise ukrainienne a cristallisé le clivage entre l’ouest et l’est qui, amplifié par les questions lybienne et syrienne, prend des faux airs de guerre froide. Les trois caractéristiques de cette période théorisée par Raymond Aron sont toujours applicables au monde d’aujourd’hui qui se veut de plus en plus global, nucléaire et bipolaire à la seule différence qu’il est également déréglé, dérégulé et imprévisible. Et de fait potentiellement plus dangereux.  

A la manière du 9/11 qui avait permis un rapprochement des positions russes et occidentales – principalement américaines – contre un ennemi commun, à savoir le terrorisme et l’Islam radical, la lutte contre l’Etat Islamique pourrait à son tour devenir un point de ralliement entre les blocs ouest et est, après les divisions causées par la guerre en Syrie. Le risque est de voir l’appui russe à la coalition composée par les Etats-Unis conditionné par un abandon du sort ukrainien aux mains de la Russie. Le Kremlin a en effet tout intérêt à soutenir la lutte contre l’expansion de l’islam radical et archaïque promut par les soi-disant combattants de Daech, étant donné son développement en Tchétchénie et dans le Caucase plus largement. Mais délaisser l’Europe de l’Est au profit du président Poutine constituerait une grave erreur et pourrait étendre le scénario ukrainien à tous les anciens pays de l’ère soviétique, mais également de l’héritage tsariste. Les ambitions historiques de la Russie, qu’elles soient impériales ou impérialistes, n’ont pas fini de menacer la tranquillité des populations de l’Est.

Quand concurrence rime avec indépendance

Lorsque le méthanier de la compagnie norvégienne Statoil a accosté lundi 27 octobre au port lituanien de Klaipeda sur la mer Baltique, accueilli sous les chants et drapeaux nationaux, ce n’est pas seulement du gaz liquéfié qu’il ramenait dans ses cales, mais une véritable promesse d’émancipation, brisant ainsi le monopole gazier dont bénéficie l’entreprise russe Gazprom. Indépendance, c’est ainsi que fut baptisé le méthanier norvégien qui symbolise beaucoup pour ce petit pays et ses voisins baltes, dont la large minorité ethnique russe, représentant jusqu’à 26% de la population, pourrait se réveiller après la guerre civile ukrainienne et plonger la région dans un scénario « à la Crimée ». 

Pour la présidente lituanienne Dalia Grybauskaite cette nouvelle concurrence pourrait « garantir la sécurité de la région tout entière », la consommation de gaz n’étant plus soumise à un diktat russe sur les prix et les orientations politiques à l’égard du Kremlin. Statoil fournira donc la Lituanie en gaz cet hiver et pourrait étendre son marché aux autres pays baltes, l’Estonie et la Lettonie. De la même façon, la Lituanie prévoit la construction d’un gazoduc la ralliant à la Pologne pour 2014, un moyen supplémentaire de quitter la zone d’influence politico-économique russe qui constitue un véritable exemple pour tous les pays anciennement soviétiques. 

Quant à l’Ukraine, la volonté des occidentaux de stabiliser le pays ne doit pas passer par une « européanisation » de la région, qui risquerait de faire pression sur les questions identitaires qui rongent l’agenda politique des pays de l’ex-URSS : les débats nationaux sont divisés entre l’Europe attractive et démocratique et le grand frère russe, entérinent toute possibilité de développement et réduisent les chances d’émancipation des pays. Dans un tel contexte, impossible de résoudre les défis de la corruption ou de l’oligarchie. Qu’il s’agissent des violations russes du droit et des accords internationaux ou des pressions des européens, la stabilité et l’intégrité du territoire ukrainien sont menacées si les politiques et les membres de la société civile ne recentrent pas rapidement les débats nationaux, au risque de d’assister à un éclatement du pays « à la yougoslave ».  

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