Turquie : la mobilisation par l’image

28 Juin 2013


Au gré des manifestations qui ont éclaté à la fin du mois dernier en Turquie, des images fortes ont circulé sur les réseaux sociaux, mettant en scène le pacifisme des manifestants.


Crédit Photo -- Reuters
Affrontements sur la place Taksim, centre névralgique d’Istanbul. Les flashs crépitent. Plus les journalistes détiennent du matériel à l’aspect professionnel, plus ils risquent d’être attaqués par les policiers. Ils ont en effet un pouvoir indéniable, celui de mettre en image l’évènement en captant « l’instant décisif » défini par Henri Cartier-Bresson dans un exergue emprunté au cardinal de Retz dans Images à la sauvette en 1952 : « Il n’y a rien dans le monde qui n’ait son moment décisif, et le chef d’œuvre de la bonne conduite est de connaître et de prendre ce moment. »

Quand on évoque les manifestations en Turquie, aujourd’hui apaisées, certaines images fortes viennent très vite à l’esprit. « La femme en rouge » et « Duran adam » sont parmi les premières d’entre elles. Ces manifestants, photographiés et filmés dans une attitude pacifique, ont légitimé le combat contre les violences policières et ont donné de l’espoir aux autres militants. Ces photographies, d’agences ou de particuliers, circulent très vite sur les réseaux sociaux.

De la femme en rouge à la femme en noir

La femme en rouge, photographiée le 28 mai par le journaliste de Reuters Osman Orsal dans le Gezi Park avant que les manifestations ne dégénèrent, est contre son gré devenue le symbole des manifestations. Dans sa robe aux couleurs du drapeau turc, elle a presque l’air du petit chaperon rouge échappé de son conte pour enfants. Mais elle brave, immobile, le gaz lacrymogène que lui envoie à la figure un policier situé à moins d’un mètre. Le journaliste Max Fisher relève dans le Washington Post : « Le plus remarquable, c’est sa posture : la tête légèrement inclinée, mais elle reste debout, droite. Ne se jetant pas sur le policier, ne cherchant pas plus à s’enfuir. » Figure innocente qui n’avait pas attaqué les forces de l’ordre, elle ne réagit pas à la violence.

Après avoir été gazée, on la voit sur un cliché se retourner et quitter les lieux sans protester. Le photographe a été blessé le lendemain par une grenade lacrymogène lancée en pleine tête, comme plusieurs manifestants. Ceyda Sungur, l’étudiante en développement urbain à l’université technique d’Istanbul photographiée ce jour-là, est bien vite devenue une égérie représentée sur les affiches du mouvement, voire sur des stickers. Certaines de ces représentations étaient affublées du nouveau slogan des manifestants inspiré de cette image : « Plus vous nous aspergez, plus nous sommes forts ». Pourtant, Ceyda Sungur ne souhaite pas devenir l’égérie de la contestation, au point de refuser désormais toute demande d’interview. Elle a tenu à rappeler à la chaîne turque TV 24 : « Il y avait plein d’autres personnes dans ce parc avec moi ce jour-là, et elles aussi ont été gazés. Il n’y a aucune différence entre elles et moi. »

La différence tient dans la symbolique de l’image. Peu de temps après, une autre photographie circulait sur les réseaux sociaux, peut-être inspirée du cliché d’Osman Orsal : une femme, en robe noire cette fois, restait immobile face aux canons à eau les bras grands ouverts, comme pour mieux les accueillir. C’est après cet évènement que les manifestants auraient pour certains cessé de craindre les imposants TOMA, engins blindés anti-émeute. Le fait que ces manifestantes soient des femmes rappelle également leur présence dans les manifestations. Certaines d’entre elles craignent en effet que la politique conservatrice du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan soit une menace pour leurs droits. Une réforme du droit à l’avortement est ainsi évoquée. Si Ceyda Sungur fait figure d’icône, c’est parce qu’elle symbolise pour beaucoup une résistance peu armée, mais déterminée.

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Les hommes debout, symbole du pacifisme

Les manifestants se montrent démunis pour prouver leur pacifisme. Un homme a ainsi été filmé alors qu’il manifestait nu pour prouver aux manifestants qu’il n’avait besoin d’aucune arme, mais seulement d’un corps, pour faire face aux violences policières. Une vidéo le montre se diriger résolument vers un TOMA. Symbole de l’innocence prise dans les manifestations, une fillette touchée par les gaz lacrymogènes après une attaque-surprise sur le Gezi Park le samedi 15 juin a également été photographiée alors qu’elle s’était réfugiée dans un fast-food, le visage déformé par la douleur, mais déterminée malgré son jeune âge.

Le cas stambouliote n’est pas isolé. On retient de tous les conflits sociaux des images sur lesquelles des manifestants se mettent à nu et se montrent vulnérables, soulignant de la sorte les violences policières. C’est le cas du petit homme de Tien Anmen face aux chars en 1989. La « fille à la fleur » photographiée par Marc Riboux le 21 octobre 1967 à Washington, qui offre une fleur au visage froid des policiers casqués rappelle elle aussi cette opposition constante entre symbole de la résistance pacifique et symbole de la répression.

Mais aujourd’hui, la donne change. Grâce aux réseaux sociaux, tout public a accès très vite à ces symboles, dont les nombreux clichés permettent d’avoir le contexte de prise de vue. John Pike, le policier gazant les manifestants assis pacifiquement devant Wall Street, est ainsi devenu un symbole de répression aveugle après la diffusion d’une vidéo prouvant ses agissements. La mobilisation passe aujourd’hui par une image qui n’est jamais dénuée de message, et légitime bien souvent des combats.



Ex-correspondante du Journal International à Berlin puis à Istanbul. Etudiante à Sciences Po Lyon… En savoir plus sur cet auteur