Tunisie : le long chemin vers la mémoire

Yann Schreiber
24 Juin 2013


Ali Larayedh espère pouvoir créer des lieux de mémoire à l’image allemande. Mais pour ce pays, toujours en quête de son histoire et de son identité, la marche sera longue.


Sur l'affiche, on peut lire : « Article 27 de la constitution: Le citoyen à l'opinion libre » | Crédit Photo -- Yann Schreiber
« Coupés hermétiquement du monde extérieur et sévèrement isolés des autres prisonniers, ils étaient interrogés souvent [durant] des mois (…) par des agents très bien formés pour les contraindre à des aveux accablants. » Cette description issue du site du mémorial Berlin-Hohenschönhausen décrit les pratiques du ministère de la Sécurité d’État de la RDA. Elle peut être appliquée à un grand nombre de systèmes politiques répressifs dans le monde.

La Tunisie a, elle aussi, connu un régime dictatorial sous Zine El Abidine Ben Ali. Ali Larayedh, l’actuel chef du gouvernement tunisien, en a senti les conséquences : condamné à 15 ans de prison en 1992, il passe 10 ans isolé pour ses convictions politiques, notamment son engagement au sein du mouvement islamique Ennahda. « Je comprends très bien ce qui s’est passé, parce que je l’ai vécu. Je le comprends et je le ressens » dit-il, interrogé par Le Journal International, avant de reprendre la route pour l’aéroport.

« Il y a des politiciens qui restent indifférents, pour lesquels ce n’est qu’un rendez-vous parmi d’autres » dit Hubertus Knabe, directeur du mémorial, dans une interview accordée au Journal International. Ce n’était clairement pas le cas du Premier ministre tunisien. « Mes sentiments se sont confondus, tout au long de ma visite et à l'écoute des explications fournies, avec le martyre que j'avais subi, comme l'avaient subi de nombreux Tunisiens dans les prisons tunisiennes », écrit M. Larayedh, dans le livre d’or du mémorial.

Des sources diplomatiques affirment que le Premier ministre avait peur de la visite et qu’il n’a finalement accepté qu’après confirmation qu’on n’y voyait pas d’instruments de torture. Trop grande était sa peur de pénétrer trop loin dans ses souvenirs douloureux. « J'ai dû guetter tout moment de solitude pour tenter une distinction entre mon vécu et le désir de connaitre l'histoire des tortures infligées aux prisonniers dans les camps de concentration de l'Allemagne sous la dictature : utilisation de moyens de terreur analogues, recours aux mêmes méthodes d'interrogatoire et de torture », écrit-il dans le livre d’or. « Il était très intéressé, et savait comment fonctionnaient certaines parties de la prison », confirme le directeur.

La culture de la mémoire

Il y a maintenant plus de deux ans, la démission du président Ben Ali le 13 janvier 2011 suite à un soulèvement violent du peuple, a mis fin à une présidence dictatoriale en Tunisie. Mais vous souvenez-vous vraiment de ce jeune marchand de légumes, qui s’était immolé par le feu le 17 décembre 2010 dans la région de Sidi Bouzid ? Pourtant, son image de nouveau héros de l’histoire récente tunisienne était omniprésente. La mémoire humaine – et médiatique, surtout – est souvent assez courte.

Berlin est consciente du rôle qu’elle a joué, du devoir qu’elle a envers les peuples européens à ne pas oublier les deux dictatures qu’elle a dû supporter. Berlin semble avoir retrouvé son Histoire et a construit son identité autour du passé qu’elle ne nie pas. L’immense mémorial pour la population juive tuée par le régime Hitler en plein centre de Berlin, à quelques mètres de la porte de Brandebourg, en est une preuve. « La mise en place d’une culture de la mémoire suite à une dictature est un devoir difficile dans beaucoup de pays », confie Hubertus Knabe. « La Tunisie est entrée tardivement dans ce processus. Nous essayons de soutenir le travail de mémoire et de conseiller les institutions ».

La Tunisie est en pleine reconstruction politique et économique. Même si les problèmes, tels que le chômage ou la fiscalité, restent importants, l’économie du pays a su redémarrer après la révolution de 2011, en affichant une croissance du PIB de 3,5% en 2012. Le Pays profite du statut de partenaire privilégié de l’Union européenne depuis novembre 2012, ainsi que de son ouverture économique depuis les années 1990.

Depuis 2012, le centre Berlin-Hohenschönhausen soutient les projets de réflexion et de compréhension du passé en Tunisie. Des interviews de témoins tunisiens ont permis de créer une exposition qui sera présentée à Tunis en novembre. Le projet « Contre l’Oubli », dont le responsable Hamza Chourabi était présent lors de la visite, s’est donné pour mission de « communiquer le savoir-faire allemand aux institutions tunisiennes ». Le centre Berlin-Hohenschönhausen fournira un concept d’adaptation d’une ancienne prison en lieu de mémoire, similaire au mémorial à Berlin. « Nous avons conclu un partenariat de transformation entre l’Allemagne et la Tunisie », a déclaré la chancelière Angela Merkel lors d’une conférence de presse conjointe avec le Premier ministre tunisien. « Nous avons plus de cent projets communs, et 250 entreprises allemandes sont actives en Tunisie ». Le Premier ministre se montre satisfait de la visite : « L’Allemagne – et nous en sommes très reconnaissants – soutient la Tunisie sur le plan politique, économique, financier et technique. »

Un long chemin vers une nouvelle identité

Crédit Photo -- Yann Schreiber
En mars 2013, Tunis accueillait le Forum social mondial, contre-manifestation du forum économique mondial à Davos en Suisse. Antimondialistes, activistes pour la paix, libéraux, socialistes – tous rassemblés sous le thème « un Nouveau Monde est possible » pour imaginer ce Nouveau Monde - critique du gouvernement tunisien inclus. Depuis la révolution, le mouvement salafiste a gagné en influence, et le soutien pour le gouvernement islamiste modéré transitoire de M. Larayedh n’est pas uniforme. Récemment, un procès contre des membres du groupe FEMEN a retenu l’attention mondiale : deux activistes françaises et une Allemande ont été condamnées à quatre mois de prison après avoir manifesté seins nus. L’arrestation du rappeur Ala Yaacoub pour avoir insulté la police dans une de ses chansons a été fortement critiquée. La révolution a certes fait tomber un dictateur, mais la crise politique et économique n’est pas surmontée. « Les droits de l’homme ont eu le dernier mot », dit Ali Larayedh. Hubertus Knabe ajoute : « Nous souhaitons que le printemps arabe persiste. Pour cela, une réflexion sur la dictature renversée est nécessaire. »

Pour construire l’identité politique et sociale d’un pays, il faut construire son identité historique. Comment se comporter face à un devoir de rappel et une volonté de tourner la page ? La paix est volatile tant qu’elle est hantée par les guerres et conflits d’un passé refoulé. Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant, figure oubliée et point de départ de la série de soulèvements qui ont secoué le monde arabe, n’est plus témoin des transformations récentes de son pays. Ben Ali est parti. Il est temps maintenant de donner à la Tunisie une nouvelle identité. Le combat pour la démocratie est entré dans une nouvelle phase décisive, dans laquelle la réconciliation avec le passé est incontournable, même si ce chemin est semé d’embuches et même si ce processus d'acceptation du passé durera encore plusieurs années ou siècles. L’Allemagne en est l’exemple type.

« Il n’y a rien – avant et après la révolution –, qui influe autant sur un homme que l’Histoire » déclare le Premier ministre à la fin de sa visite, avant de recevoir un cadeau de la part du directeur du Mémorial. « Ce centre est un exemple pour ceux qui ont été poursuivis, opprimés ou désavantagés. Ceux qui sont passés par des prisons similaires se demandaient, si un jour, leur histoire pourrait être entendue » poursuit-il. Dans le livre d'or des visiteurs, il écrit : « Une telle réalisation verra le jour en Tunisie ? Ceci est mon désir. »

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