Thomas Leuthard, « rien ne doit être caché »

27 Décembre 2013


Découverte, don et talent, voilà des mots qui résument bien Thomas Leuthard. À 42 ans, il partage toutes ses photographies, mais pas seulement. À travers trois livres numériques gratuits, il aborde sa passion pour la photo de rue. Leuthard se sent privilégié dans ce monde, et souhaite aider ceux qui sont dans le besoin par le partage de sa passion. Interview.


Crédits photo -- Thomas Leuthard
« Photographies de rue » : un titre parfait pour représenter votre travail. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce lieu ouvert qu’est la rue ?

J’aime la rue pour plusieurs raisons. C’est tout d’abord un lieu que l’on retrouve dans n’importe quelle partie du monde à tout moment. Dans les lieux publics, il est facile de trouver des personnes intéressantes ou des gens qui peuvent interagir dans mes photos. L’autre raison, c’est que la rue est un endroit complètement gratuit du moment que vous avez un appareil photo. La rue est mon studio, les piétons sont mes modèles et le soleil ma source de lumière. La photographie de rue est d’un point de vue logistique le type de photographie le plus simple à réaliser. D’un point de vue technique, c’est en revanche l’un des plus difficiles.

Crédits photo -- Thomas Leuthard
Comment vous est venue cette passion pour la photographie ?

C’est une question que je me suis souvent posée. Je dirais que j’étais très curieux de nature et que je voulais voir et apprendre le plus possible sur un maximum de sujets. Je me suis rapidement rendu compte que la photographie de mode classique ne me plaisait pas. Ce que je souhaite par-dessus tout c’est réussir à capturer de véritables moments de vie c’est-à-dire des moments sans maquillage ni podium. C’est à la suite d’un voyage à Pékin lors des Jeux olympiques de l’été 2008 que j’ai été contaminé par le virus de la photographie de rue.


Vous avez une approche de la photographie particulière : vous les partagez avec tout le monde tant sur votre site web que sur Flickr ou Facebook. C’est une chance incroyable que les gens ont de découvrir votre travail. Comment expliquez-vous cette volonté de partager et d’offrir vos photographies au regard de tous, ce qui revient en quelque sorte à partager votre vie et votre passion ?

La réponse est aussi simple que l’habitude que j’ai de partager mes clichés. Si je montre ces photos à mes amis ou à ma famille, pas plus de 100 personnes vont voir mon travail. En revanche, si je les publie sur internet, des centaines de milliers de personnes peuvent les voir. Et comme j’essaie de les partager dans la meilleure qualité possible gratuitement, ce nombre ne peut qu’augmenter. Pour moi, partager gratuitement est aussi important que prendre de nouveaux clichés le plus souvent possibles.


Alors que je préparais cet entretien, j’ai pu lire sur internet que vous n’étiez pas, à proprement parler, un « photographe professionnel » : j’ai cru comprendre que vous ne viviez pas de votre passion, mais que vous viviez pour votre passion, est-ce exact ?

C’est tout à fait exact. Je ne vis pas de ma passion, mais je vis pour elle. Je passe 90% de mon temps à travailler dans le service informatique d’une administration locale. Ce travail me permet d’avoir les ressources et le temps nécessaire pour m’adonner à ma passion. Si je devais vivre de mes clichés, ce ne serait pas la même chose. Vendredi je peux quitter mon travail à midi en sachant que je vais passer mon weekend dans une ville intéressante où je pourrais prendre des photos, rencontrer d’autres photographes, bien manger et m’amuser. Et si jamais je ne prends aucune photo, peu m’importe du moment que je m’amuse. Ce sentiment de liberté créative est inestimable et jamais je ne l’échangerai pour un travail à plein-temps dans la photographie.


Crédits photo -- Thomas Leuthard
Plus surprenant encore, vous partagez votre expérience à travers trois livres numériques gratuits. Où vous y abordiez votre passion pour la photo de rue par une approche à la fois philosophique et technique. Ces livres regorgent de conseils extrêmement judicieux et pertinents. Dans quel but avez-vous écrit ses livres ? Pourquoi avoir fait le choix de la gratuité ?

J’avais commencé un blog traitant de la photographie de rue dans lequel je postais un nouveau sujet par semaine. Après quelques articles, un ami de Beyrouth (Liban) m’a suggéré d’écrire un livre. Au début j’ai hésité, je pensais que cela allait me demander trop de temps, mais peu après avoir commencé à rédiger, mon premier eBook était publié. C’était une bonne décision, mais la meilleure décision fut certainement de rendre l’accès au livre gratuit. Je sais combien et avec quel succès l’industrie du film et du disque se battent contre le téléchargement illégal. Un eBook qui peut être envoyé par e-mail sera acheté par une personne qui le diffusera à tous ses contacts par la suite. Le donner rend le livre disponible pour tous : du photographe utilisant un Leica à New York à l’étudiant en arts vivants à Mumbai qui utilise un appareil argentique emprunté à son université. La photographie de rue devrait être disponible et praticable par tous, peu importe où l’on se trouve.


Si vous deviez donner un conseil à un novice en photographie, quel serait-il ?

De cesser de lire et de prendre des photos dès que vous le pouvais. Comme le dit si bien Malcolm Gladwell dans Outliers, seule la pratique d’une activité te rend maître, et ce même si tu dois prendre des photos pendant un temps considérable. Je vois beaucoup de gens qui ne suivent pas cette règle simple et qui échouent. « Ce n’est pas l’appareil, mais l’endurance » qui fait de vous un bon photographe de rue.


Crédits photo -- Thomas Leuthard
Vous avez la chance de voyager à travers la planète entière et d'avoir un talent fou pour immortaliser les scènes de rue que vivez. Mais derrière la photo finale, comment appréhendez-vous le monde ? Au-delà du rendu final, est-ce que des rencontres, des moments, des événements vous ont marqué plus que d'autres ?

Puisque j’ai la chance de pouvoir voyager à travers le globe avec mon appareil, ma vision du monde a énormément changé. J’ai compris que je possédais trop de choses, qu’il y a énormément de gens qui ont tout et qui continuent de se plaindre de ce qu’ils ont. J’ai vu plus de sourires dans les pires bidonvilles de Mumbai que dans la principale rue commerçante de Zurich où le niveau de richesse est plus élevé. L’hospitalité offerte aux étrangers est souvent incroyable quand vous comparez par rapport à l’endroit d’où je viens. Toutes ces expériences ont changé, et continuent de changer, ma vie. Je suggère à tout le monde de sortir dans la rue, de sourire aux gens et de leur parler. Vous apprendrez bien plus dans les rues que vous ne le ferez dans une classe.



La plupart des clichés sont en noir et blanc ce qui force la ressemblance entre chaque photo, était-ce un choix intentionnel ?

Je sais que les gens s’attendent à de la couleur lorsqu’ils voient une photo de l’Inde. Je ne veux pas dire que la couleur ne me plaît pas, mais je sais à présent qu’elle n’apporte pas grand-chose à une photo. La plupart du temps, les couleurs vives de nos rues dérangent plus qu’elles n’aident. J’ai donc décidé de ne prendre que des clichés en noir et blanc excepté lorsque les couleurs aident à comprendre la composition et le message. Sans couleur il n’y a que des formes, des motifs, des ombres et, le plus important, des émotions.


Crédits photo -- Thomas Leuthard
Pourquoi les portraits vous attirent-ils tant ?

Ma curiosité envers les gens ne se vit pas à 10 mètres d’eux. J’ai besoin d’être proche, je veux voir leurs yeux et mes photos terminent donc souvent en portraits. Je sais que les portraits ne transmettent pas le même message qu’une vue plus large étant donné que vous ne voyez pas ce que la personne fait, les vêtements qu’elle porte, à quel endroit la photo a été prise... Mais cela m’importe peu. J’ai besoin d’être proche et de remplir l’espace. C’est un réflexe naturel pour voir tous les détails d’un visage.

Crédits photo -- Thomas Leuthard
Vous écrivez : « la photo de rue c’est comme une boîte de chocolat, vous ne savez jamais ce sur quoi vous allez tomber ». Est-ce que pour vous la rue est une source inépuisable de visages et de moments de vie ?

À l’époque où j’ai rédigé cette phrase, j’aurais été d’accord avec vous. Aujourd’hui, je serais toujours d’accord avec vous, mais vous retrouverez certainement le même chocolat dans une même boîte. Un homme qui lit le journal renvoie la même image, peu importe où il se trouve. Évidemment si vous ajoutez un arrière-plan cela devient plus intéressant. Ce que je veux exprimer c’est la difficulté, avec chaque cliché, de trouver de nouvelles idées, de nouveaux plans et de rendre vos photos intéressantes. Je continue de penser que la photographie de rue est plus fructueuse, sur le long terme, que tout autre type de photographie.


Pourrait-on résumer votre philosophie par la phrase : « rien ne doit être caché » ?

Cette phrase résumerait assez bien ma philosophie en effet. Je crois que plus l’on donne, plus l’on reçoit en échange. Je n’ai jamais eu de mauvaise expérience en appliquant cette philosophie de vie. La plupart du temps, les gens ne comprennent pas pourquoi quelqu’un offrirait gratuitement le fruit de son travail. Peut-être qu’un jour ils se rendront compte que le meilleur travail jamais réalisé n’a jamais été (et ne sera jamais) effectué pour de l’argent et que vivre une passion vous rend plus heureux que tout l’argent que vous pourriez gagner en commercialisant le fruit de cette passion.


Crédits photo -- Thomas Leuthard

Traduction Camille Grange, Kayla De Nardi et Maxence Salendre.