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D’après les chiffres officiels de l’agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), la Turquie accueillait en janvier dernier 1,5 million de réfugiés syriens sur son territoire, chiffre qui, selon les estimations, s’approchera de 1,7 million en décembre 2015. Suite à une directive gouvernementale de 2012, le gouvernement turc s’engage à offrir une protection temporaire à tous les réfugiés, s’appuyant sur trois principales caractéristiques : une politique de frontière ouverte avec la Syrie, une dispense de retour dans leur pays d’origine et une possibilité de séjour illimité sur le territoire turc. Aussi, le gouvernement, aidé par l’UNHCR, s’est engagé à répondre aux besoins élémentaires des réfugiés (logement, eau, nourriture, santé). Toutefois, ces aides ne sont allouées que dans les 22 camps de réfugiés accueillant environ 217 000 personnes, soit 14,5 % du nombre total de réfugiés présents en Turquie.
Ce problème humanitaire est d’autant plus préoccupant sachant que la moitié des réfugiés sont des enfants. Les contenus de leurs dessins, écrits, paroles sont d’ores et déjà inquiétants, de nombreuses références étant faites à la violence, aux armes et à la douleur physique ou psychologique dont ils sont victimes dans ce conflit, et qui peuvent avoir des conséquences non négligeables sur leur comportement si aucun suivi, psychologique, social et éducatif, n’est mis en place. De plus, si les camps de réfugiés fournissent un soutien éducatif basique à une minorité d’entre eux, celui-ci reste mineur et non adapté à une situation persistante. Pour les étudiants, l’accès aux universités turques est possible, mais conditionné à des tests de langue qui, de fait, excluent la grande majorité d’entre eux parlant seulement arabe. À l’heure actuelle, déjà 50 000 jeunes n’ont plus accès à l’école ou à l’université. Ceci amène à considérer le problème d’une potentielle « génération perdue ». Le projet éducatif d’Enver Yucel a pour objectif de contrer cette fatalité : il veut permettre à ces jeunes de se scolariser de nouveau et d’être les futurs acteurs de la reconstruction de leur pays.
Une université par et pour les réfugiés syriens
Pour Enver Yucel, si une génération entière de réfugiés syriens est délaissée et non éduquée, cela ne sera pas seulement un problème pour la Syrie, mais pour la stabilité de la région tout entière, notamment pour les pays limitrophes qui les accueillent. Si son projet se concentre essentiellement sur la création d’une université, et est donc dédié à un public de plus de 18 ans, il s’inscrit dans une logique éducative globale promouvant la paix et favorisant l’apprentissage de connaissances « en faveur de toutes les civilisations et cultures ». Pour cela, il propose la mise en place de structures universitaires pour et par les réfugiés syriens, offrant de ce fait de nouvelles alternatives aux étudiants, mais aussi aux anciens professeurs ou personnel administratif. Les cours seront proposés en arabe, anglais et turc dans le but de n’exclure aucun étudiant tout en leur offrant la possibilité d’acquérir de nouvelles capacités linguistiques. Plusieurs campus seront développés dans des villes turques proches de la Syrie, notamment Gaziantep. Le premier campus sera situé à Hatep. Il devrait ouvrir pour l’année scolaire 2015-2016 avec une capacité d’accueil de 1500 étudiants et de 400 enseignants et personnel administratif, sous réserve de l’accord du gouvernement turc.
Il est clair que les futurs étudiants n’auront pas la capacité financière de s’acquitter des frais de scolarité. Pour pallier ce problème, Enver Yucel incite fortement les gouvernements de tous les pays, ainsi que les organisations non gouvernementales et diverses fondations, à offrir des subventions conséquentes pour faire naître ce projet dans les meilleurs délais. Il fait aussi appel à la générosité individuelle et s’engage personnellement à contribuer au projet à hauteur de 9,5 millions de dollars la première année. D’après ses estimations, la première année de fonctionnement devrait nécessiter 51 millions de dollars, coût qui s’élèvera à 290 millions dans cinq ans, avec un objectif d’accueil de 5500 étudiants à cette date. D’après Enver Yucel, « il y a un potentiel de scolariser, sur le long terme, 20 000 étudiants syriens », ce qui est considérable dans un contexte où une résolution du conflit est difficilement envisageable.
Enver Yucel a été le premier turc à être récompensé par les Nations Unies pour un projet éducatif de cette ampleur et s’intégrant dans une vision éducative globale. Lors de la remise des prix de l’UNCA, présidée par le secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-Moon, en décembre 2014, il a insisté sur l’idée selon laquelle le futur de l’humanité se dessine grâce à l’éducation. Parallèlement, il a appelé à la participation de toute la communauté internationale à ce projet : « les demandeurs d’asile [syriens] ne devraient pas être seulement le problème de la Turquie », en pointant particulièrement du doigt l’Union européenne, qui n’accueillerait que 400 000 réfugiés syriens sur son territoire.
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Améliorer la culture du vivre-ensemble
Ce projet s’inscrit dans un engagement global et de longue date sur la nécessité de promouvoir l’éducation comme instrument pour la paix. Devant le Congrès américain, Enver Yucel a d’ailleurs noté que « l’éducation sauvera l’humanité, pas les victoires militaires » en prônant l’importance de l’éducation dans la gestion des conflits, leur résolution, mais aussi les évolutions sociales, culturelles et économiques. En se référant aux problèmes contemporains tels que les guerres, migrations, crises économiques, problèmes environnementaux ou encore au terrorisme, il pointe du doigt une individualisation croissante qui tient les gens à l’écart, accentuant et instrumentalisant leurs différences, amenant chacun à considérer autrui comme étranger voire ennemi. Pour lui, l’éducation a la capacité d’inverser cette tendance et doit permettre de développer ou de redonner à chacun sa capacité, son envie et sa culture du vivre-ensemble.
Il insiste parallèlement sur l’importance des discours des leaders politiques, économiques et sociaux, et condamne de fait tout message de haine, de stigmatisation et de rejet. Si cela peut avoir un impact électoral positif à court terme, les conséquences pour le monde seront, selon lui, « sévères et noirciront le futur de chacun ». Il dénonce en ce sens les attitudes provocatrices de certains leaders, leur vision du monde et des relations internationales qui peut amener à la priorisation du militaire au détriment de l’éducation dans certains gouvernements. C’est le cas, par exemple, d’Israël, où le budget de la défense est le poste de dépense le plus important du pays, avec une estimation portée à 18 milliards de dollars pour cette année, dont 3 milliards d’aide américaine. Le Premier ministre Netanyahu a toutefois appelé à une nouvelle hausse du budget de la défense, se justifiant par les menaces extérieures et l’instabilité de la région. Enver Yucel insiste sur l’urgente nécessité de changer ces mentalités et d’enseigner la paix aux futures générations, ce qui aura un impact direct sur l’appréhension des relations internationales et des conflits.
Pour lui, la Turquie a un rôle important à jouer dans ce processus éducatif destiné à chaque tranche de la population. Si le projet d’université pour et par les réfugiés syriens est d’une nature sans précédent, le pays s’est déjà impliqué dans d’autres entreprises de grande ampleur du même ordre. Il souligne en ce sens l’engagement du président Erdogan en tant que co-président dans l’organisation d’alliance des civilisations des Nations Unies (UNAoC) créée en 2005 lors de la 59ème assemblée générale des Nations Unies. Cette organisation a pour objectif de joindre les forces arabes et occidentales dans la lutte contre le terrorisme par des moyens politiques, économiques et sociaux. Trois principaux axes sont mis en avant : la coopération antiterroriste, la lutte contre les inégalités économiques et sociales et le dialogue interculturel. Cette approche, se basant sur la coopération et la compréhension des racines d’un tel phénomène, s’oppose directement à la guerre antiterroriste déclarée par G.W Bush au lendemain du 11 septembre 2001. Il s’inscrit en effet dans le sillon d’un changement de mentalité, préconisé par Enver Yucel, qui permet d’appréhender les conflits avec une approche plus humaine, culturelle et éducative permettant de donner à une population les moyens de se construire sur une culture du vivre-ensemble.