TAFTA : « menaces indirectes » des deux côtés de l'Atlantique

Guillaume Sergent
19 Avril 2016


À l’heure où les économies libérales des pays occidentaux battent de l’aile, où les pays de la zone euro voient le nombre de chômeurs croître inexorablement pendant que la croissance stagne sur le long terme, les négociations en vue d’un grand marché transatlantique, qui se déroulent dans la plus parfaite opacité, laissent entrevoir un projet ambitieux de libéralisation du commerce entre l’Union européenne et les États-Unis. Si cet accord se veut avant tout un accord économique, certains lui reprochent de porter atteinte à de nombreux principes démocratiques en accroissant le pouvoir des entreprises au détriment de celui des États, et de représenter par conséquent une menace sociale, économique et environnementale importante pour les populations de part et d’autre de l’Atlantique.


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Dernier-né d’une grande famille d’accords portant sur la libéralisation du commerce international, le projet de partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement (PTCI), plus connu sous l’acronyme anglais TAFTA (Trans-Atlantic Free Trade Area, « Traité de libre-échange transatlantique ») soulève de nombreuses inquiétudes des deux côtés de l’Atlantique. Comme ses deux proches cousins, le traité transpacifique (Trans-Pacific Partnership Agreement) et le Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA), projet d’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, il a pour objectif la « la libéralisation réciproque du commerce des biens et services ainsi que des règles sur les questions liées au commerce, avec un haut niveau d’ambition d’aller au-delà des engagements actuels de l’OMC ».

On désigne par libéralisation toutes les manœuvres favorisant la libre concurrence des acteurs du commerce international sur les marchés et la libre circulation des biens et services avec pour finalité une plus grande diversité d’offre et la baisse des prix. Par le passé, plusieurs accords et organismes internationaux comme le General Agreement on Tariffs and Trade (GATT, ou Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) ou l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ont participé à l’expansion de cette libéralisation à travers le globe. Aujourd’hui, la crise de la croissance mondiale et les échecs successifs dans le cadre du cycle de Doha ont eu pour effets de relancer la croyance dans le mythe du libre-échange comme moteur de la croissance et les démarches de création de partenariats économiques entre grands pays exportateurs.

C’est dans ce contexte que prennent place les négociations autour du TAFTA lancées en 2013. Bien que négocié en catimini, le contenu de cet accord laisse planer de nombreux doutes face à des conséquences plus qu’incertaines au plan démocratique et social. Des deux côtés de l’Atlantique, des voix s’élèvent et posent la question à qui veut l’entendre : quel prix va-t-on payer ?

Une attaque contre le pouvoir des États

Deux mécanismes en particulier suscitent des inquiétudes et porteraient à eux seuls atteinte au pouvoir des États, celui de règlement des différends entre investisseurs et celui de coopération réglementaire. Présent dans le point 23 du mandat, le premier permettrait aux investisseurs de poursuivre des pays devant des tribunaux d’arbitrage privés. Cette technique, déjà présente dans l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) et dans près de 3 000 accords bilatéraux actuellement dans le monde, permettrait à une entreprise qui se sentirait lésée de demander réparation auprès d’un État au moyen d’une compensation financière.

Bien qu’on ignore encore la gamme possible de motifs pour lesquels un investisseur estimant son droit bafoué pourrait porter plainte contre un État, il existe actuellement de nombreux exemples aberrants de conflits opposant une entreprise à un État. Parmi ceux-ci, celui de Veolia réclamant à l’Égypte une compensation après que celle-ci eut décidé d’augmenter le salaire minimum de 400 à 700 livres égyptiennes (de 41 à 72 euros) après son « printemps », ou encore celui de l’assureur hollandais Achmea qui a reçu de la Slovaquie 22 millions d’euros en 2012 après que celle-ci eut décidé de privatiser son service de santé.

Ce mécanisme ne s’applique que dans un sens, il ne sera donc pas possible pour les États de poursuivre les investisseurs dans ce cadre. Enfin, à cause de son coût très onéreux qui représente plusieurs millions d’euros, les plus petites entreprises ne seront pas en mesure de l’utiliser. On assiste donc bien à la création d’un droit nouveau taillé sur mesure pour les multinationales, leur octroyant un outil puissant pour dicter leurs volontés aux États.

L’autre mécanisme sujet à controverse est celui qui prévoit la création d’une « structure institutionnelle afin d’assurer un suivi efficace des engagements découlant de l’Accord » (article 43). En d’autres termes, un État ne pourra plus décider seul d’une quelconque mesure affectant le commerce, il devra s’en remettre à l’avis de cette structure composée de représentants des investisseurs concernés. Combinées, les conséquences de ces deux mécanismes sont multiples, mais la plus importante reste la limitation du pouvoir de décision des États en matière commerciale, car ce qui s’applique d’un côté de l’Atlantique doit s’appliquer aussi de l’autre.

L’harmonisation des normes afin de faciliter le commerce s’étalerait aussi dans d’autres domaines. Ainsi le principe de précaution, présent en Europe mais pas aux États-Unis, qui prévoit l’évaluation préalable d’un produit avant sa mise sur le marché, serait voué à disparaître. D’autres secteurs, comme celui de la finance, de l’agriculture ou encore des droits de la propriété intellectuelle, seraient aussi amenés à changer, sans que les États aient leur mot à dire.

Des « menaces indirectes » contre les populations

Si ces mécanismes s’attaquent au pouvoir décisionnel des États, ils peuvent avoir à terme des conséquences lourdes pour les populations et les collectivités, aux États-Unis comme en Europe. Contacté par Le Journal International, Frédéric Viale, juriste de formation, membre du conseil d’administration d’Attac et auteur du Manifeste contre les accords transatlantiques, estime que le projet TAFTA représente des « menaces indirectes » contre le droit du travail dans un contexte où « on procure aux entreprises les moyens de faire la pluie et le beau temps en matière de protection sociale ». Il rappelle que si certains documents ont pu révéler une partie de son contenu auprès du grand public, « pas mal d’incertitudes » demeurent quant à ses possibles conséquences en terme sociétal.

Face à l’obligation des entreprises de souscrire à la cotisation sociale, qu’en sera-t-il après la promulgation de l’accord ? « On n’en sait rien ! » répond-il, précisant qu'« une entreprise peut attaquer un règlement s’il apparaît contraire à ses attentes légitimes ». Quelles que soient ces attentes légitimes, on peut craindre « une baisse généralisée des conditions de travail » autant en Europe qu’aux États-Unis. De même, les services publics « déjà lourdement privatisés » pourraient être plus massivement ouverts aux marchés et à la concurrence. Qu’adviendra-t-il alors des différents systèmes de sécurité sociale ou des infrastructures ? La réponse est la même. Un tel accord pourrait donc bouleverser nos sociétés telles que nous les connaissons : « on change de société, dans ce qui se veut une société libérale, où, assure-t-il, les entreprises prennent la main ».

Pour Frédéric Viale, il faut empêcher par tous les moyens la signature des deux traités transatlantiques, en commençant d’abord par le CETA. Les mobilisations populaires restent le levier le plus efficace pour « renverser le rapport de forces » en faisant en sorte que « les députés européens ne consentent pas à ce que l’accord soit ratifié ». Selon lui, il est donc primordial de « diffuser l’information partout » pour « que les gens réagissent », car précise-t-il, une fois que les accords seront signés, « il sera trop tard ».