Russie : Alexeï Navalny, le franc-tireur qui s'érige en premier opposant

Ekaterina Agafonova
9 Aout 2013


Avocat de formation, Alexeï Navalny lutte contre la corruption en Russie depuis plus de quatre ans, mais ses ambitions vont bien plus loin que la sphère purement juridique. Aujourd’hui, le candidat à l’élection à la mairie de Moscou - et peut être à la prochaine présidentielle - essaie de redorer son image politique.


Crédit Photo - AP Photo / Dmitry Lovetsky
Le parti des escrocs et des voleurs », c’est dans ces termes, qu’Alexeï Navalny a défini le parti au pouvoir – Russie unie (Единая Россия) - dans une émission radio, en 2011. Cette phrase, reprise par les manifestants russes, est devenue ensuite le nouveau slogan de l’opposition.

En prononçant sciemment ces mot, Alexeï Navalny s’est engagé officiellement dans une bataille personnelle contre la machine d’État russe. Pourtant, celui-ci n'est pas un inconnu du pouvoir, il a été impliqué de longues années dans la vie politique du pays. D’abord membre du parti libéral « Yabloko », puis organisateur principal du mouvement démocratique « DA! » (« Alternative démocratique »), il fonde en 2007, avec l’écrivain Zakhar Prilepine, le mouvement nationaliste « Narod » (« Le peuple »). Quelques mois plus tard, Navalny est exclu de « Yabloko » pour d’obscures raisons, officiellement pour ses activités nationalistes.

« Je regrette d’avoir collaboré avec tout le monde »

En 2008, pour la première fois, il s'improvise « grand orateur » : de la tribune, il s’adresse directement à la foule de nationalistes russes, regroupant tous les mouvements d’extrême droite, avec de lourds slogans, comme « cessons de nourrir le Caucase ».

Navalny cultive l’image d’un homme politique dur, aux principes et idéaux fermes, « sans peur », un militant féroce contre la corruption d’État. Cette image cherche à répondre aux attentes des jeunes opposants déçus par les autres leaders de l’opposition. Ces derniers, méprisés et marginalisés par le pouvoir du Kremlin, n'offrent guère d'espoir à la jeunesse russe, dont l'attrait du nationalisme représente l'unique alternative.

À cette époque, Navalny justifiait ce rapprochement par un désir profond, de cesser la marginalisation des nationalistes russes. « Je suis sûr, que si les organisations nationalistes obtiennent une base judiciaire suffisante, que si on laisse de nouveaux leaders arriver en tête des organisations, ou que si les leaders actuels deviennent moins radicaux que l'on aura un parti d’extrême droite légitime (et sain) comme en Europe », affirme-t-il dans un grand interview au site internet Lenta.ru, en 2011. Celui allant jusqu'à se référer à Jean-Marie Le Pen, qui selon Navalny, représente un cas exemplaire dans la politique d’extrême droite : « c’est un homme politique respecté et légitime malgré ses propos assez violents. Il existe, mais rien de grave n’est arrivé à la France ». Le temps du radicalisme des skinheads est passé en Russie, depuis plusieurs années, les forces nationalistes ciblent la libéralisation idéologique, et elles cherchent un nouveau leader progressif : une « dédiabolisation à la russe ».

Reste qu’en pariant sur Alexeï Navalny, les mouvances nationalistes se sont peut-être trompées de cheval. En octobre dernier, celui-ci n’a pas participé à la dernière « Marche Russe », en s’excusant d’une « grippe ». Depuis cette date, le discours d’Alexeï Navalny n’est plus le même, il a changé. Côtoyer les participants de la « Marche » lui paraît, aujourd'hui, plus risqué. Il n’a pas abandonné ses idées, mais ses discours se sont « ouverts », ayant une visée plus étendue, s'adressant à des groupes plus larges que les jeunes nationalistes aux visages camouflés.

« Ça fait quatre ans que je vais à La Marche Russe, et à mon avis, le seul moyen de l’améliorer, c’est d’y venir soi-même. [...] Je suis le seul qui est reçu "ici" et "là-bas", même s’il y a toujours ceux qui me croient un bâtard libéral, et d’autres qui me considèrent comme un fasciste vénal », clame Alexeï Navalny dans une récente interview, au magazine russe Esquire. En même temps, il regrette d’avoir « coopéré » avec certains groupes politiques. Dans une autre interview récemment publiée dans le magazine russe Aficha, il explique qu'il « regrette d’avoir commencé à collaborer avec tous et n’importe qui ». « J’aurais dû m’isoler et organiser le centre de coordination. ... Et m’en ficher de tout le monde », affirme-t-il. À l’approche de l’élection à la mairie de Moscou le candidat du parti républicain RPR-Parnas, est très prudent dans ses propos, et ne prend pas le risque de nommer les groupes et les personnalités dont il parle.

Le jeu du chat et de la souris avec le pouvoir

En tant que candidat de l'opposition, Alexeï Navalny veut incarner la bête noire du pouvoir en place. S’il remporte le siège de maire de Moscou, il a déjà promis de renvoyer tous les fonctionnaires. Si par la suite, il remporte les élections présidentielles, dans un improbable scénario, sa première mesure serait de tout faire pour que Vladimir Poutine finisse en prison. Bien évidemment, cette dernière déclaration, cette dernière promesse auraient pu lui coûter la liberté, et lui laisse peu de « sursis » pour le futur, vis-à-vis du pourvoir.

Poutine ne semble pas être quelqu’un qui pardonne de telles déclarations, rendant le surprenant « sursis », source de mystère pour de nombreux journalistes. « Navalny a signé sa sentence le jour où il a menacé de prison les faucons du Kremlin. Ils l’ont décidé, ils le feront. Je n’en doute pas. Mais avant de manger avec appétit, le chat joue tout son soûl avec la souris. Et bien sûr, pas sans profit », écrit le leader du parti nationaliste non-légitime « Drugaya Rossia » (L’Autre Russie) Sergey Aksenov, dans son journal.

Le Kremlin s’est engagé dans une course pour la « libéralisation du pouvoir », tout l'enjeu est de savoir si le projet politique de Navalny s’y inscrit à long terme, provoquer une « ouverture », sans que celle-ci ne soit devienne contrôlable. Au forum annuel des jeunes à Séliger, un grand lac situé dans la région de Tver à 160 km de Moscou, Vladimir Poutine répond à une question posée par un activiste de Nashi, le mouvement de jeunesse pro-Kremlin : « tout ce qui se passe dans notre pays, tous ces gens-là - c’est le résultat de ma propre activité. Mon but, c’est de laisser la société avoir l’accès à toutes les opinions ».

Existe-t-il un risque que cette libéralisation se termine juste après l’élection du maire de Moscou ? Le pouvoir russe a toujours cherché – et réussie - à s’assurer des victoires éblouissantes aux yeux de son électorat. L’instrumentalisation « de l’impuissance de l’opposition » a été exposée, lors de la présidentielle de 2012 : Mikhail Prokhorov, le candidat d’opposition libérale, admis à l’élection, n’a pu obtenir que 7,98% seulement des votes. Aujourd’hui, selon le centre de sondage russe Levada, à l’élection municipale de septembre 2013, 78% des Moscovites voteront pour Sergueï Sobianine, le candidat du parti Russie Unie et ancien maire de Moscou (maire provisoire depuis son « autodémission », le 4 juin 2013).

Aujourd’hui, Alexeï Navalny a eu le feu vert de la part de l’État: il a déployé sa campagne pré-électorale, malgré les interventions de provocateurs pro-Kremlin. « En réalité, Navalny essaye de cacher l’évidence qu’il est soutenu par un fort groupe au pouvoir qui essaye de s’opposer aux siloviki (les structures militaires – NDLR) », écrit Édouard Limonov dans le journal Moskovsky Komsomolets.

Pour Andreï Piontkovsky, politologue, journaliste et ex-membre du Conseil de coordination de l’opposition, l’éclatement de l’élite politique est une évidence. « Beaucoup de combinaisons se jouent autour d’Alexeï Navalny. Sergueï Sobianine va peut-être accorder à son concurrent 10-15% des votes pour donner l’impression qu’il a réussi à organiser une élection honnête dans la Russie de Poutine. Cela veut dire qu’il présume que la dernière présidentielle a été frauduleuse. Les jours d’or du régime de Poutine sont passés, ce régime n’a pas de perspectives. Et aujourd’hui même ceux qui étaient proches du régime commencent à penser à leur avenir après sa chute. Cela ne veut pas dire, par contre, que Poutine va démissionner demain », a-t-il commenté.

Reste que les jeunes partisans de Navalny croient profondément à son indépendance. « On me dit "et si Navalny est un projet du Kremlin", depuis le premier jour où j’ai entendu parler de lui. Difficile d’y croire, car depuis Navalny a tellement endommagé la réputation de tout notre système du pouvoir, de "La Russie Unie" et de Poutine. En plus, c’est lui qui a réveillé notre société et l’a appelée à manifester », - commente Alexeï, jeune supporter de Navalny. Il poursuit : « Navalny est le seul homme politique, dont la campagne électorale, est, non seulement organisée, mais aussi financée par ses propres supporter. Sa cote de popularité monte, sa notoriété aussi, et même plus vite. Le pouvoir s’est trompé et s’est coincé ».

Le visage de l'espoir

Le 18 juillet dernier, Alexeï Navalny a été condamné à cinq ans de prison ferme pour « détournement de fonds ». Le soir-même, des milliers d’opposants sont descendus dans la rue pour manifester contre cette « sentence injuste », qu'ils considèrent comme un énième jugement « politique ». Le lendemain, le procureur de l’État a annulé sa détention immédiate, et a laissé Navalny – ainsi que l'entrepreneur Piotr Ofitserov, condamné à 4 ans de prison ferme dans la même affaire - en liberté jusqu’à son jugement en appel, qui aura lieu après l’élection municipale de septembre. « Merci de les avoir forcés à nous libérer », a écrit Navalny le 19 juillet, pour remercier ceux qui ont eu le courage d’aller manifester.

Ce jour-là, certains opposants sont descendus dans la rue, non pas « pour » Navalny, mais plutôt « contre » la machine d’État russe, absurde et bureaucratique. Ce procès lui a permis de créer l'image nouvelle d'un Alexeï Navalny, comme seul candidat résistant face au pouvoir, soutenu par les masses. Lui permettant de souligné qu’il a toujours été proche du peuple, et que la volonté du peuple est ce qui a de plus important dans la Russie actuelle. Sa popularité ne cesse de grandir, même aux yeux des plus sceptiques a son encontre.

L’ « inflexibilité », évidente pour ses partisans, est devenu un atout aux yeux de l’opposition russe, qui cherche un leader assez charismatique pour faire concurrence à Poutine. « Il est ouvert, droit et honnête. Simplement cool : étant charismatique, il sait bien parler, il a un bon sens de l’humour. Mais ce qui est le plus important, c'est qu'il est inflexible. Il aurait pu se cacher dans l’ombre. Il aurait pu partir, mais il est resté. Et même en plein procès juridique, il continuait de montrer le doigt à Poutine et aux fonctionnaires », raconte Alexeï. Celui-ci participe activement à la campagne de son candidat : il distribue les tracts, installe les « cubes de Navalny » - des bannières avec le programme électoral - et participe chaque semaine aux réunions dans le bureau électoral de son candidat. « On ne sait pas si Navalny va être un bon maire, si son équipe est compétente, s’il a assez d’expérience pour diriger la ville, etc. Dans la Russie d’aujourd’hui ces questions sont secondaires, mais sa promesse principale est de garantir la vraie concurrence politique dans le pays, pour que le pouvoir devienne honnête », conclut-il.

L’opposition russe espère que l’arrivée d’Alexeï Navalny au poste de maire de Moscou marquera le début d’une évolution libérale dans tout le pays. Andreï Piontkovsky doute de la victoire de Navalny, mais pour lui, l’existence de ce phénomène représente déjà un coup sérieux porté au pouvoir. « La victoire de Navalny même avec 30% des votes sera un coup politique et psychologique colossal pour la vertical du pouvoir. Ce sera alors un véritable processus d’éclatement de l’élite qui démarrera. Psychologiquement, ça pourrait mettre fin au régime de Poutine. L’élite politique s'éloignera du président actuel », analyse-t-il. Pour Alexeï, jeune opposant, c’est l’une des raisons pour soutenir son candidat : « si Navalny est élu maire de Moscou, la Russie attendra des changements immédiats et extraordinaires. C’est pourquoi c’est toujours très difficile de croire que cette victoire soit possible ».