Rafael Correa : les raisons d’un triomphe

Guillaume Tarantini et Laura-Lise Reymond
8 Mars 2013


Dimanche 17 février dernier, les Equatoriens reconduisaient triomphalement Rafael Correa à la tête du pays. Le Journal International a voulu comprendre les raisons d’un plébiscite et s’est penché sur le bilan du dirigeant socialiste.


Dans les années 1980, l’Amérique latine est le terrain d’expérimentation des théoriciens de l’école de Chicago. Menés par Milton Friedman, ces économistes néo-libéraux ont le vent en poupe. Avec l’appui de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI), sous influence états-unienne, ils imposent des politiques censées régler le problème de la dette extérieure : discipline budgétaire, libéralisation du commerce, privatisation des entreprises publiques, dérégulation des marchés.

En Equateur, « la longue et triste nuit néo-libérale » – selon l’expression en usage – aboutit à la fin des années 1990 à une véritable débâcle économique : faillites bancaires, fuite des capitaux, hyperinflation, chute puis abandon de la monnaie nationale. Le pays est au bord de l’effondrement. Les plans d’austérité se succèdent ; les grèves générales aussi. En dix ans, le pays connaît sept présidents dont trois sont renversés par des manifestations de grande ampleur.

C’est dans ce contexte d’instabilité économique et politique persistante qu’ont lieu les élections présidentielles de 2006. Rafael Correa présente alors un programme de rupture avec le modèle néo-libéral. Il est élu au second tour face au conservateur Álvaro Noboa.

Sortir de la dette ? La preuve par l’Equateur

L’une des premières et des plus impressionnantes actions du nouveau président est la création d’un comité d’audit de la dette. Un an avant l’élection de Rafael Correa, le remboursement de la dette représentait 40% du budget de l’Etat. À titre de comparaison, les dépenses d’éducation et de santé ne représentaient que 15% de ce même budget.

Après sept mois de travail, la commission d’audit déclare que la dette a été contractée dans la plus pure opacité, en violation des règles du droit international et n’a pas servi l’intérêt général. La dette est déclarée illégitime. Le président annonce donc que son pays n’honorera pas la majeure partie de celle-ci (40%), non sans avoir au préalable expulsé les représentants du FMI et de la Banque mondiale, qui avaient leurs bureaux dans le palais présidentiel.

Marqué par « la dette éternelle », les membres de l’assemblée constituante vont par la suite garantir le pays contre de futures dérives. L’article 290 de la nouvelle constitution stipule qu’il sera porté attention au fait que l’endettement public n’affecte pas la souveraineté nationale, ni les droits humains, le bien-être, la préservation de la nature. Il précise aussi qu’aucune dette privée ne pourra être « nationalisée ». Se faisant, l’assemblée constituante réaffirme le primat du politique sur l’économie : la dette est un moyen au service d’un projet de société.

Changer de thermomètre

Dans cette même optique, la constitution de 2008 rompt avec la passion calculatrice de nos sociétés et ouvre la voie à un nouveau modèle de développement centré sur le principe du « bien vivre » (Buen Vivir en espagnol).

Le premier Plan national pour le « bien vivre » (2007 – 2010) porte une nouvelle approche de la richesse et se détache de notre logique quantitative, axée sur la croissance du produit intérieur brut. La satisfaction des besoins sociaux (nutrition, éducation, logement, santé, protection sociale) et le respect des écosystèmes deviennent les principes fondamentaux des politiques publiques. Les programmes d’investissements visent alors à renforcer les industries qui répondent à des besoins sociaux ou contribuent à la souveraineté alimentaire et énergétique.

Il ne s’agit pas pour autant de se débarrasser de toute mesure chiffrée. Des objectifs précis sont fixés. L’objectif 11.1.2 du plan annonce par exemple vouloir « atteindre un taux de croissance de 5% du PIB industriel non pétrolier d'ici à 2013 » afin de sortir de la dépendance au pétrole.

En matière de pauvreté, les résultats du premier plan national pour le « bien vivre » sont mis en avant : le pourcentage de la population vivant sous le seuil de pauvreté est passé de 37,6% en 2006 à 28,6% en 2011 (données de la Banque mondiale). Mais la pauvreté reste très élevée dans les zones rurales (50,9% en 2011) et chez les populations indigènes (qui représentent moins de 30% de la population totale). Ces populations sont les principaux déçus de Rafael Correa.

« Les terribles risques de l’interdépendance planétaire »

Illustration par Muriel Epailly
L’annulation de la dette et le plan national pour le « bien vivre » témoignent des marges de manœuvre des Etats en matière économique. Mais jusqu’où est-il possible d’aller ? L’Equateur reste enserré dans un système économique mondialisé. 40% des recettes de l’Etat proviennent des ressources pétrolières ; 34% des exportations du pays se font vers les Etats-Unis. Les populations indigènes reprochent notamment au président d’avoir cédé à la pression extractiviste avec l’explosion du cours de l’or. En apparente contradiction avec le principe du « bien vivre », le gouvernement a en effet récemment concédé à la Chine l’exploitation de l’or de la cordillère du Condor.


Le secteur bananier est représentatif de la fragilité du pays. À partir des années 1950, des plantations de bananes ont vu le jour sur les friches agricoles laissées par la fin du cycle du cacao. Porté par une forte augmentation des prix mondiaux, le pays est devenu le premier exportateur mondial de bananes avec 35% de part de marché. Le secteur emploi un Equatorien sur dix. Mais la sombre fin de l’industrie cacaoyère équatorienne invite la réflexion.

Entre 1840 et 1900, avec un fort soutien public (télégraphe, routes, voies navigables), l’Equateur devient le premier producteur mondial de cacao. Les grandes exploitations agricoles chassent les plus petites. Entre les années 1920 et 1925 l’effondrement des prix mondiaux entraînent l’industrie cacaoyère par le fond. Les grands exploitations exportatrices font faillite, laissant d’immenses terres agricoles inutilisables à court-terme. Le risque d’un retournement du marché de la banane n’est-il pas le même ? Les firmes transnationales raisonnent en termes de rentabilité des investissements. À la moindre incartade (hausse des coûts des engrais, de l’énergie ou baisse des prix mondiaux), elles prennent la fuite, laissant d’immenses friches agricoles qu’il est très difficile de valoriser.

Le boom bananier a certes permis l’émergence d’un nombre non négligeable de petites et moyennes exploitations, limitant le risque de débâcle généralisée et le président Rafael Correa a affiché son soutien à ces petits paysans, notamment ceux produisant en agriculture biologique ou certifiés commerce équitable : « Si l'on doit nationaliser les exportations, on le fera, compagnons ». Mais que pèse-t-il réellement face aux firmes transnationales qui contrôlent le secteur ? Le système capitaliste a ceci de particulier qu’il accentue toujours plus la pression sur les petits producteurs et poussent à la concentration (exigence de rendements, pression sur les coûts, normes techniques pour le conditionnement et l’export). L’avenir du pays paraît lié à celui des grands exploitations capitalistes, lui-même fonction du maintien d’une rentabilité élevée des investissements.

L’Equateur n’est donc pas à l’abri des turbulences du grand marché mondial. Dans les années 1930 déjà, l’économiste et anthropologue Karl Polanyi mettait en garde ses contemporains : « Avec le libre-échange, les nouveaux et terribles risques de l’interdépendance planétaire ont éclaté. » Et pourtant, du haut de ses 15 millions d’habitants, l’Equateur est à l’initiative. Avec Rafael Correa à sa tête, il s’est dégagé des marges de manœuvre inédites. Mais jusqu’où iront-ils ?

Un fuyard, un pasteur violent et l’homme le plus riche du pays : une opposition au rabais

Nous avons interrogé Evelyn Sarmiento, étudiante équatorienne qui vit à Quito, la capitale, sur les raisons qui ont motivé son choix lors des dernières élections présidentielles. Elle fait partie des 60% de la population équatorienne ayant voté pour la réélection de « Rafael », pour un troisième mandat à la tête de l’Etat.

Elle soutient tout d’abord que les changements intervenus ces dernières années, depuis le premier mandat de Rafael Correa, l’ont poussé à (re)donner sa confiance dans l’actuel president. On peut souligner à ce sujet la baisse de la pauvreté, de la violence, le développement économique, et la stabilité politique (le dernier président en date avait été destitué après une tentative ratée de coup d’Etat). Il y a encore à faire dans tous ces domaines, mais l’amélioration des conditions de vie des Equatoriens a payé, notamment dans leur vie quotidienne, comme l’accès aux services publics.

Cependant, une autre des principales raisons ayant motivé le plébiscite populaire a été le manque de concurrence politique. Evelyn avoue qu’ « il n’y avait pas beaucoup de choix », et les concurrents de Correa lui font même « honte ». Son explication liste d’abord un « ex-président qui s’est enfui du pouvoir », Lucio Gutierrez, qui a été président de la République de 2003 à 2005 avant d’être destitué et de s’enfuir au Brésil ; quand il revient en Equateur, il est arrêté mais rapidement relâché pour manque de preuves. Ensuite, un « pasteur qui doit une pension à ses enfants », Nelson Zavala, qui s’est fait connaître des médias pour avoir frappé son fils de 13 ans à l’époque, en 2004, et l’avoir envoyé à l’hôpital. On trouve également trois autres candidats méconnus du public, dont un « qui ne savait porter ses idées » ou encore un autre « qui ne sait pas s’exprimer du tout ». On ajoutera l’homme le plus riche du pays, Alvaro Noboa, à la tête d’un empire bananier. Enfin, Guillermo Lasso, « dont la meilleure offre était de boire de la bière le dimanche », est arrivé deuxième. Le principal opposant à Correa avait en effet déclaré que les bières pourraient être vendues « même le dimanche » s’il était élu, car la vente d’alcool ce jour de la semaine est interdite. Ce banquier a peiné à convaincre. Représentant le monde des affaires, il n’inspire pas confiance à la majorité de la population, notamment parmi les classes populaires. De plus, des cables diplomatiques, échangés entre l’amabassade américaine à Quito et Washington, publiés par Wikileaks, ont révélé que Lasso était en contact avec les Etats-Unis (au travers de son ambassadeur) en tant qu’informateur et leur aurait demandé un soutien dans son opposition à Correa.

Dans ce contexte, Correa était sans conteste le meilleur candidat à sa propre réélection, n’étant peut-être pas parfait (il semblerait que les projets miniers relancés dans la forêt amazonienne ne soient pas très populaires), mais la population sait à quoi s’en tenir.