Québec : rude polémique autour du projet de Charte des valeurs

Jean-Baptiste Viallet, correspondant à Montréal
20 Septembre 2013


Rentrée chargée pour les parlementaires de la Belle Province. Le projet du gouvernement du Parti québécois d’instaurer une Charte des valeurs québécoises a provoqué une véritable polémique, tant dans les rangs de la classe politique qu’au sein de la société civile québécoise et canadienne.


Crédits photo : PC/Jacques Boissinot – Radio Canada
Á l’initiative du Parti québécois (PQ) qui en a fait une promesse électorale, sous l’égide de Pauline Marois, Premier ministre du Québec, et du ministre des Institutions Démocratiques, Bernard Drainville, cette Charte vise à interdire aux employés de l’équivalent de notre fonction publique française le port de tout signe religieux ostentatoire, au nom de la neutralité de l’État. 

D’un océan à l’autre, retour sur un débat enflammé qui a ravivé les tensions d’une société québécoise au passé plus que sensible.

« Je me souviens »

« Nous nous définissons toujours dans un dialogue, parfois par opposition, avec les identités que les autres veulent reconnaître en nous. Et même quand nous survivons à certains d’entre eux, comme nos parents (…), et qu’ils disparaissent de nos vies, la conversation que nous entretenions avec eux se poursuit en nous aussi longtemps que nous vivons » (Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité).

La polémique autour de la Charte des valeurs n’est pas sans rappeler la devise provinciale du Québec : « Je me souviens ». Piqûre de rappel.

L’histoire du Québec est particulièrement marquée par la politique assimilationniste des anglophones protestants à l’égard des francophones catholiques, à l’époque des colonies britanniques ; de la signature du traité de Paris en 1763 jusqu’à la création officielle du Canada par la Constitution de 1867. Point culminant de ce conflit : la révolte des patriotes de 1837, initiée par Louis-Joseph Papineau, un des grands symboles du nationalisme québécois.

Dans les années 1960, le Québec lance sa Révolution tranquille, courant réformiste et nationaliste, visant notamment à affirmer sa nouvelle identité nationale. On retiendra la très célèbre phrase : « Vive le Québec libre ! », prononcée par De Gaulle en visite officielle à Montréal en 1967, qui a déclenché une grave crise politique entre le Canada et la France.

C’est dès 1971 que le Canada opère sa politique du multiculturalisme, sous l’égide de Pierre-Eliott Trudeau, 15e Premier ministre du Canada. En 1982, la Charte des droits et libertés est adoptée et promeut ces idéaux.

Là où le bat blesse, c’est autour de la question des accommodements raisonnables. L'accommodement raisonnable fait référence à une notion juridique propre au Canada qui est issue de la jurisprudence du droit social. Elle vise à assouplir une norme afin de contrer la discrimination qu’elle peut créer et que subit une personne, dans le but de respecter le droit à l'égalité du citoyen. Il faut bien comprendre que le modèle français à la laïcité stricte s’oppose au modèle de laïcité ouverte du Québec.

Cette notion fait l'objet de débats au sein de la population québécoise ; le 8 février 2007, la Commission Bouchard-Taylor a été créée afin de prétendre « répondre aux expressions de mécontentement » au sein de la population.

Son rapport, rendu public le 22 mai 2008, précise notamment que : « L’adoption d’une disposition ou d’un mécanisme juridique, tels un article ou une clause interprétative dans une charte, n’est pas la meilleure façon de répondre à une demande de repères (…) Il y a danger de retourner contre l’ensemble des religions le sentiment d’hostilité hérité du passé catholique ».

« Répondre au pluralisme religieux dans un Etat moderne »

Le gouvernement Marois relance donc le débat des accommodements raisonnables. La Charte des valeurs comporte cinq propositions majeures :
- modifier la Charte des droits et libertés de la personne,
- énoncer un devoir de réserve et de neutralité pour le personnel de l’État,
- encadrer le port des signes religieux ostentatoires,
- rendre obligatoire le visage à découvert lorsqu’on donne ou reçoit un service de l’État,
- établir une politique de mise en œuvre pour les organismes de l’État.

Motifs d’incompréhension : comment justifier un soudain message d’exclusion après tant d’années d’acceptation du port des signes religieux ? Pourquoi le Parti québécois a-t-il choisi de faire renaître le débat sur l’identité québécoise et les accommodements raisonnables ?

La tradition juridique et sociale nord-américaine permet le port de signes religieux par les employés d’État, exception faite lorsque la manifestation de croyances porte atteinte au fonctionnement de l’ordre public ou la sécurité.

En son temps, la Commission Bouchard-Taylor justifiait d’interdire ces signes pour les employés de l’État, en affirmant qu’il était nécessaire de justifier la neutralité de l’État : juges, président de l’AN, procureurs ou gardiens de prison étaient ici visés.

Quelle est ainsi la nécessité que l’État doit invoquer de priver des individus de leur liberté de manifester leurs croyances ? Sur quels fondements juridiques et doctrinaux le gouvernement péquiste (1) se base-t-il ?

Un tacle envers l’opposition

Le PQ souhaite tout d’abord, par le biais de cette Charte, contrôler l’agenda politique. « Quand on est au pouvoir mais dans l’opposition, on veut s’inscrire dans un débat de société et forcer l’opposition à se commettre », souligne le politologue Alain G. Gagnon dans le quotidien La Presse. Le parti a les yeux rivés sur la clientèle de la Coalition avenir Québec, qui a fait des questions d’identité son terreau électoral.

Le parti durcit en effet sa position s’agissant des questions de laïcité, avec l’interdiction de signes ostensibles aux enseignants et directeurs d’écoles publiques primaires et secondaires.


Faire réagir le Canada anglophone

Un tiers des Canadiens juge que la société doit s’adapter aux immigrants, et 24 % des Québécois partagent cette idée. Selon ce même sondage Forum Research en date de début septembre, 47 % des Canadiens s’opposent au projet de Charte des valeurs québécoises.

Selon le Premier ministre fédéral, Stephen Harper, le projet irait droit dans le mur : « Avec un gouvernement minoritaire, c’est impossible de faire adopter une telle charte dans une telle situation », a-t-il affirmé lors d’un point presse à Vancouver (Colombie-Britannique) le 16 septembre 2013. Le PQ va ainsi récolter beaucoup d’antagonisme de la part du Canada anglais, en réaffirmant l’identité québécoise face aux fédéralistes du camp Harper, faisant peser le doute sur la réputation d’un Québec déjà fragilisée auprès des anglophones.

Ces derniers n’ont d’ailleurs pas tardé à réagir et à tourner en dérision le projet québécois, comme en témoigne cette publicité de recrutement pour l’hôpital ontarien Lakeridge Health. L’annonce y montre une professionnelle de la santé portant le hijab et un message : « Peu importe ce qui recouvre votre tête, on se soucie de ce qui est dedans ».

La Charte permet donc au PQ d’évoquer à nouveau le débat sur la souveraineté provinciale : si le parti adopte une telle charte, isolant le Québec des autres démocraties constitutionnelles, le débat suffit déjà à mettre le parti en péril pour son avenir électoral. Autre justification : aucune recommandation du rapport Bouchard-Taylor n’a été appliquée, et notamment la notion d’interculturalisme.

Considérons que les interdictions voient le jour : émergeraient d’emblée des contestations judiciaires du fait des interdictions inconstitutionnelles qui en découlent. Les dossiers ainsi portés en appel, la Cour suprême du Canada serait de facto accusée d’empêcher le Québec d’affirmer son identité, ranimant une nouvelle fois les crispations interprovinciales entre francophones et anglophones.

Rupture avec la politique issue de la Révolution tranquille

Auparavant, le Parti québécois était beaucoup plus dominé par les intellectuels et les élus qui tentaient de démontrer comment nationalisme indépendantiste et diversité culturelle étaient compatibles. Aujourd’hui, il s’agit de partisans promoteurs d’une prétendue laïcité restrictive et égalitariste, au nom d’une sacro-sainte neutralité.

Premier dilemme à résoudre : les symboles et pratiques catholiques appartiendraient plus au patrimoine historique qu’au domaine du signe ostentatoire, comme en témoigne la présence du crucifix à l’Assemblée nationale. Second dilemme : choisir entre le respect de la conscience des employés d’Etat et l’occupation pour eux d’un emploi valorisant pour l’économie nationale. Le gouvernement Marois voudrait donc fabriquer de ses propres mains une crise qui paraissait résolue. En 2007, la crise des accommodements raisonnables avait abouti à cette même commission Bouchard Taylor.

Selon un sondage publié par Québécor le 26 août 2013, 42 % des Québécois approuvent l’adoption de ladite Charte. Plus qu’une polémique, la proposition de Charte des valeurs, à l’avenir incertain, engage la pression d’une population à l’identité fragile et à l’opinion ambivalente face une majorité politique et intellectuelle très divisée.

(1) Du Parti québécois