Monde occidental et monde arabe : se voile-t-on la face ?

Paul Ribereau-Gayon, membre de UN'ESSEC
12 Décembre 2013


Le monde arabe est-il un concept linguistique ou une réalité politique ? La démocratie est-elle un modèle transposable en Tunisie, en Iran, ou encore en Syrie ? Hakim El-Karoui, spécialiste du Moyen-Orient et ancien conseiller du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin a répondu à nos questions lors d’une conférence organisée par l’association sur le campus de l’ESSEC.


Manifestation à Téhéran en 2009 | Crédits photo -- Reuters
UN’ESSEC : Qu’est-ce que le monde occidental ? Le monde arabe ?

Hakim El-Karoui
: L’Occident, c’est à la fois une réalité géographique, puisque l’Occident - vous en conviendrez - s’ancre dans une terre, ou plutôt dans des terres, dans des territoires... D’ailleurs, les limites de l’Occident deviennent de plus en plus diffuses. Mais ce qui fait la spécificité de l’Occident, et qui, précisément, vient questionner sa réalité géographique, c’est qu’il est en même temps un concept symbolique, c’est-à-dire une entité abstraite accompagnée d’un ensemble de valeurs, de modèles de conduite. Cette entité permet à tous ceux qui s’y reconnaissent de se polariser autour du concept d’Occident, et de se revendiquer comme tel. Ceux qui ne se pensaient pas occidentaux il y a encore cinquante ans se sentent comme tels aujourd’hui. Mais la définition de l’Occident se fait aussi par la négative, comme pour la plupart des identités. De plus en plus on se sent exister en tant qu’occidental par défaut.

Alors que le monde arabe, lui, est une aire culturelle unie par une langue et une religion. Il continue de faire de l’Occident le centre du monde alors que d’autres régions du globe n’ont plus cette conception, l’Asie notamment. Cela conforte ainsi l’Occident dans son sentiment de puissance. En se définissant contre lui, comme son opposé, le monde arabe conserve les pays occidentaux – avec les États-Unis en chef de file - comme référant.


UE : Comment apprécier l’évolution du régime tunisien ?

HEK
: Après le basculement révolutionnaire de l’année 2011 qui a pris le monde entier de court, les institutions tunisiennes servant à réguler la violence persistent, aujourd’hui encore. La violence n’y est pour l’instant que verbale. C’est un pays qui se revendique démocratique. Or il n’y a jamais eu de culture de la démocratie en Tunisie, ou dans l’ensemble du monde arabe d’ailleurs. Pour beaucoup, la démocratie est la tyrannie de la majorité alors qu’elle est en fait le respect de la minorité. C’est donc un pays qui se cherche et est divisé en deux : une Tunisie francophone, tournée vers l’extérieur, et une Tunisie de l’intérieur, moins ouverte, tournée vers le monde arabe et le Golfe. Et ces deux Tunisies s’ignorent. En ce qui concerne les manifestations qui prennent place assez régulièrement en Tunisie, elles ne constituent pas des obstacles à l’avancée démocratique. Il faudrait plutôt les apprécier comme des preuves que la démocratie se met en place, ou comme des signes que la liberté d’expression s’ancre dans les mentalités.

La situation de la Tunisie est fondamentalement liée à son élite. La révolution marque l’arrivée au pouvoir du peuple dans un système historiquement dominé par l’aristocratie. En fait, cette révolution a été réalisée par les jeunes, mais la post-révolution est actuellement menée par les vieux.


UE : Comment analyser la situation syrienne ?

HEK
: Personne n’a de solution dans un camp comme dans l’autre. Du côté occidental les opinions sont unanimes. Tous condamnent le régime de Bachar el-Assad. Cependant, ceux qui ont les moyens d’intervenir ne le veulent pas. La situation est complexe car il y a des distorsions d’intérêts. Tout d’abord, les Occidentaux veulent protéger les chrétiens de Syrie et sont hostiles au président el-Assad, or les chrétiens syriens sont majoritairement pro-Bachar. Et puis, les Occidentaux craignent les djihadistes, qui sont pourtant eux aussi contre Bachar. Cette confusion rend le conflit syrien inextricable à l’heure actuelle.


UE : L’Iran est-elle (enfin) en train de marcher vers la démocratie ?

HEK
: Ce pays a fait sa révolution démographique 30 ans avant le monde arabe, d’où son « avance ». En Iran, il existe déjà une classe intellectuelle, qui est liée au clergé avec un poids très important. Elle a joué sur la révolution et le passage à la démocratie. Le problème fondamental est que la révolution socialiste s’est transformée en révolution islamiste. Pour l’Iran, l’arme atomique est un symbole, voire une preuve de leur puissance. Le sujet des négociations pour eux est donc : peut-on avoir l’autorisation de détenir ce qui fait une grande puissance si nous abandonnons notre idéologie islamiste ? Indéniablement, la position iranienne est d’entrer dans le rang des puissances du seuil.


UE : Est-ce que la démocratie occidentale coïncide avec l’héritage arabe ?

HEK
: Ce qui est problématique, c’est bien l’absence de culture de la démocratie. Le monde arabe possède un système endogame, de solidarité qui se heurte au système démocratique. Avec peu de sentiment national ni même de conception de l’intérêt public. La notion du public et du privé est définie autrement. Dans le monde arabe on pense : « si ce n’est pas à moi ce n’est à personne » alors qu’un occidental se dira : « si ce n’est pas à moi c’est à tout le monde ». La vie y est uniquement privée. Par exemple, seules les maisons privées sont propres contrairement aux rues publiques. C’est une culture poussée de la propriété, ce qui endommage le débat public. La question fondamentale pour le monde arabe aujourd’hui est : comment inventer sa modernité ?

Avec la transition démographique, l’élévation du niveau éducatif des femmes, la société arabe explose sur ses fondements que sont la ruralité, la place du père, les inégalités homme-femme. La position de la femme est l’un des enjeux les plus significatifs. La question du voile demeure ainsi le symbole de cette inégalité. La réponse des djihadistes à l’évolution de la place de la femme est le retour à une inégalité encore plus importante que celle qui existait, soit la soumission totale de la femme au mari.

Un autre point essentiel à ne pas négliger, c’est que les nombreuses dictatures ont délégitimé l’État, le monopole de la violence légitime pour Weber. Il faut donc donner du temps au temps.


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