Crédit Salomé Ietter
C'est à 15 heures, et avec une émotion particulière, que je pose les pieds sur le sol de l'aéroport Rafik Hariri. Une émotion particulière, parce qu'inspirée de mes perceptions, des souvenirs enthousiastes de voyages de proches, de ma curiosité et de cette excitation de la découverte. À l'image de l'enfant qui découvre que les « autres » enfants du village d'à côté vivent en réalité une vie similaire à la sienne, la première fonction du voyage est pour moi de m'ouvrir à cet étonnant mélange de similitudes et de différences, de pays en pays, de régions en régions, d'Hommes en Hommes. Et au Liban, c'est avant tout le mélange qui vous saute aux yeux. Peut-être est-ce pour cela qu'il est si agréable à découvrir et à parcourir.
Explorer le Liban, même ne serait-ce que pendant quelques semaines, c'est se confronter au problème de la définition, de la catégorie, de la communauté. Ici, les catégories que l'on souhaite apposer aux différentes identités sont si multiples qu'elles en deviennent incongrues. L'identité est en mouvement, elle n'est pas fixe, et elle se rapporte individuellement. Représentative de son pays en cela, Beyrouth est une ville qui n'a jamais reposé sur une seule identité, comme obsédée par la réinvention – qu'elle soit opportune ou forcée.
Mélange et histoire
Les bâtiments religieux se succèdent et se mélangent, les marques de différentes civilisations cohabitent. L'Histoire est riche, et bien qu'elle le soit de façon globale, la densité de sa présence au Liban est un pur régal. Les plus anciennes traces de vie repérées dans ce pays remontent à 40 000 ans avant notre ère, dans l'actuelle région de l'aéroport, Gemmayzeh, et de la Corniche, foulée plus récemment par Charles de Gaulle. S'ensuivirent ensuite de longues périodes de conquêtes et de mélanges culturels. 800 ans avant Jésus Christ, Beyrouth est absorbée dans l'empire des cités-États de Phénicie, avec les villes de Byblos, Sidon et Tyr, qui portent aujourd'hui encore les traces de l'héritage phénicien. Avant d'intégrer l'Empire romain, la ville est conquise par Alexandre le Grand, qui enracine son commerce en Méditerranée. En 635 de notre ère, les Arabes prennent Beyrouth aux Byzantins, la plaçant dans l'empire des Ommeyades. Plusieurs empires se succèdent encore. En 1000, une nouvelle tendance religieuse liée à l'islam diffuse la foi des Druzes depuis l'Égypte. En 1291, les Mamelouks, musulmans, mettent fin aux croisades européennes et reprennent la ville. Sous le règne ottoman, à partir de 1516, le Liban se voit divisé en deux provinces : une au Nord comprenant Tripoli, une au Sud incluant Beyrouth.
Au XIXème siècle, les liens commerciaux se développent entre l'Europe et le Mont Liban, propulsant Beyrouth dans l'économie mondiale. En 1864, la ville est incorporée dans la nouvelle province de Syrie, à 12 heures de route de Damas, jusqu'à 1888 où Beyrouth deviendra la capitale d'une nouvelle région côtière. En 1914, une famine cause la mort d'un tiers de la population, et l'émigration d'un autre tiers ; un des premiers importants mouvements de population marquant la diaspora actuelle. 21 nationalistes libanais sont pendus en 1916 par les Ottomans sur ce qui deviendra la Place des Martyrs, au centre-ville de Beyrouth. La période de 1915 à 1923 marque l'arrivée des réfugiés arméniens fuyant la Turquie à Beyrouth, où se développe le quartier de Bourj Hammoud.
Place des Martyrs - Crédit Salomé Ietter
Multiples visages et multiples religions
Le Liban est fait de multiples influences. La religion, si elle est loin d'être la seule à pouvoir caractériser le paysage social libanais, est néanmoins une composante importante de la vie au Liban. Une balade dans Achrafieh, un quartier chrétien de Beyrouth, va révéler ses nombreux « mazars », constructions protégeant de petites statuettes rendant grâce à la Vierge, tandis qu'en prenant de la hauteur on apercevra les nombreux minarets qui dorent le plafond de la ville. Et il serait bien trop réducteur de ne citer que les chrétiens et les musulmans. Le Liban compte 18 religions dites « officielles », formant un patchwork de communautés qui vivent ensemble, partagent leur propre tradition, et souvent celles des autres aussi.
Crédit Salomé Ietter
« Ahlan wa Sahlan Bikum »
Ce qui frappe le plus dans la culture libanaise, c'est la façon dont on se fait accueillir. S'il est toujours risqué de généraliser, toutes les personnes que j'ai rencontrées durant ces trois semaines se sont montrées à la fois généreuses de leur temps, de leurs conseils, mais aussi intéressées et ouvertes aux raisons de ma présence ici. C'est un pays définitivement tourné sur le monde et les échanges. On pourrait dire que la situation les oblige à parler anglais, à être ouvert, ou à voir une partie de leur famille émigrer au Canada, au Brésil ou en France pour beaucoup d'entre eux. En tout cas, en tant que voyageur, les Libanais sont extrêmement agréables à fréquenter. Les gens se couperont la parole pour vous aider à trouver votre chemin, vous donnant d'ailleurs parfois des informations contradictoires. Et si vous avez la chance d'être Français, suivra une farandole de « Oh j'ai vécu en France ! », « J'aime tellement la France », « Les Français sont toujours les bienvenus ».
La conduite dans les rues de Beyrouth : klaxons, marchandages et sympathie
Lorsque mon amie vient me chercher à l'aéroport et que nous empruntons l'autoroute pour rejoindre le centre-ville, je ne peux que constater que ce qu'on m'a dit des conducteurs libanais se vérifie. La conduite est intuitive, réactive, et plutôt irrespectueuse. C'est chacun pour soi sur la route, et cela crée des bouchons monstres dans les rues de Beyrouth aux heures de pointe. Tout est près dans ce petit pays, mais il ne faut pas juste se fier aux distances pour estimer votre temps de trajet. Les taxis sont en eux-mêmes une institution, et ce en particulier dans la capitale. Ils aiment faire la conversation, et fonctionnent sur une division du travail entre les « taxis » et les « services », sortes de taxis partagés. Le chauffeur s'arrête donc pour proposer à tous les piétons qu'il croise de les emmener quelque part, pour un prix avoisinant les 1,50 ou 2 €.
Crédit Salomé Ietter
Un matin, mon chauffeur s'arrête acheter son petit déjeuner dans une boulangerie, puis m'en propose une part accompagnée d'une cigarette. On roule fenêtre ouverte, car la température se fait déjà difficilement supportable en ce début de juillet. Fenêtre ouverte, cela veut aussi dire que l'on respire allègrement les gaz d'échappement qui ne s'embêtent même pas à se faire discrets sous l'effet des filtres. Ils sont là, on les voit, on les sent, et c'est ainsi. Négociation est maître-mot de l'emploi des transports en commun libanais. Bien sûr, cela aide de parler quelques mots d'arabe, et si l'on connaît précisément sa direction. Car trouver sa route en demandant à quelqu'un peut vite devenir un casse tête. Très utile pour qui sait s'en servir, la carte ne sert pas à grand-chose lorsque l'on demande son chemin aux Beirutis. La plupart des gens ici ne fonctionnent pas sous le mode « carte », ni sous le mode « adresse postale et nom de rue ». Ici, on se réfère aux bâtiments, aux quartiers, à la pharmacie « d'un-tel ». C'est de l'à-peu-près, et ça semble bien fonctionner, donnant une petite leçon à mon habitude de tout organiser et tout contrôler. On lâche prise.
Le rapport à la France
Le rapport à la France est, comme je le mentionnais, très particulier. Pour continuer sur le contexte historique, c'est en 1920 que la Société des Nations, sorte de prélude idéaliste à l'ONU, offre à la France, victorieuse de la Seconde Guerre mondiale, un « mandat » au Liban et en Syrie. Un joli mot qui masque une réalité colonisatrice, ceci-dit étonnamment bien mieux perçue au Liban que dans d'autres pays qui ont été colonisés par l'Empire français. À partir de 1920, les Français aspirent alors à transformer Beyrouth en une ville occidentale. 1926 proclame la première constitution. En 1943, le Liban devient un État indépendant et un membre fondateur des Nations unies. Beyrouth est alors projetée comme centre financier international lorsqu'en 1956, le parlement approuve une loi sur le secret bancaire, l'affublant du surnom de « Suisse du Moyen-Orient ». Pendant cette période, marquée par un enthousiasme productif, de grands hôtels ouvrent leurs portes et de grands artistes viennent se produire au Liban.
C'est un héritage aujourd'hui encore marqué. D'abord, si vous parlez français, pas la peine de s'inquiéter de la langue, vous vous débrouillerez environ 70 % du temps. Les liens avec la francophonie et avec la culture française, sont toujours bien présents. Ce qui est le plus surprenant est cet héritage du mandat français et sa perception par les Libanais. Lors d'une visite d'une mosquée à Tripoli, ville du Nord-Liban, un homme me demande en arabe d'où je viens. Dès que je prononce « 'ana Faransia » (أنا فرنسية), soit « je suis Française », il rassemble ses souvenirs de langue française et m'explique laborieusement, mais si généreusement, que pour lui, la France a été indispensable au Liban. Particulièrement à Tripoli, me dit-il, où « ils ont permis la rénovation de magnifiques anciens bâtiments », comme la mosquée dans laquelle je me trouvais alors. Le vieil homme semblait nostalgique d'une période selon lui d'« âge d'or » pour le Liban et en particulier pour sa région nord, qui aujourd'hui, souffre de la répercussion des tensions du conflit syrien en plein coeur de Tripoli.