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« Ce film offense la nation », « c'est un film répugnant », « néfaste et malfaisant ». La critique britannique est acerbe lors de la sortie du film en 1960. Il faudra attendre 1979 et le rachat des droits par Martin Scorsese pour que Le Voyeur soit réhabilité parmi les films cultes qui interrogent sur le rapport entre l'image et le spectateur. Michael Powell livre un portrait incisif de la société britannique à travers la scoptophilie, le plaisir de regarder des scènes de meurtre. Le génie de Powell se trouve dans l'arme du crime : elle est incorporée au pied de la caméra de Lewis. D'ordinaire prévenant et attentionné, il ne considère pas ses victimes comme telles : elles ne sont que l'objet de son oeuvre.
Une mise en abyme : quand le spectateur devient voyeur
Powell utilise la caméra subjective pour plonger le spectateur au coeur des meurtres perpétrés par Lewis, telle une caméra meurtrière. Naît alors un sentiment de malaise immédiat car nous sommes amenés malgré nous à suivre et à incarner l'auteur d'une action repoussante et ignoble, sans pouvoir prendre le recul que peut nous offrir une caméra objective. Cette mise en abyme de la trame principale du film est une déclaration d'amour au cinéma.
A travers l'utilisation de ce moyen de prise de vue, Powell nous livre une vision exhaustive du cinéma dès les deux premières séquences du film, soit le premier meurtre et la projection du film du meurtre. On adopte dans ces deux scènes imbriquées successivement le point de vue de Lewis filmant et assassinant une femme, celui de la victime puis celui d’un spectateur extérieur qui regarderait le film du meurtre. Le spectateur a ainsi été tour à tour caméraman, acteur et spectateur... Il a occupé les trois points du triangle sur lequel se construit tout le cinéma.
Le paroxysme selon Powell
Lewis n'en reste pas moins un personnage attachant, discret et timide avec sa charmante voisine Helen qui ne le laisse pas indifférent. Mais quand la caméra se déclenche, il se transforme en vicieux psychopathe qui prépare méthodiquement et avec minutie la mise en scène de ses meurtres. Il savoure chaque instant précédant l'inavouable avec une fascination malsaine. Tuer ne l'intéresse pas, seules les images comptent. Des scènes de meurtre qui restent suggérées mais qui ne sont jamais dévoilées au spectateur.
Le Voyeur atteint son paroxysme lorsqu'apparaît la mère d'Helen, qui est aveugle : « ce qu'on ne voit pas, on peut le toucher ». Dans sa confrontation avec Mark, elle mène le dialogue qui va mener Mark à la confusion. L'étendue des pouvoirs auditifs d'un aveugle est ici théorisée par la femme non-voyante. Mark filme en super 8 non-sonore pour garder mémoire de ses forfaits. Il éradique ainsi tout le champ sonore qui va être repris par la mère aveugle.
La confrontation atteint son apogée lorsque Mark projette un de ses meurtres tandis que la mère d'Helen est présente. Le film du meurtre est muet, et nous, spectateurs, sommes témoins du décalage horrible ainsi produit. Cette femme ressent le mal ambiant et toute l’indécence qui règne autour d’elle. Cette confrontation de la vue à l’absence d’image est une réussite cinématographique. Une vision métaphorique du cinéma qui pose bon nombre de questions sur ce qu’il est véritablement. La propre mort de Lewis, organisée de longue date par lui-même, est le point d'orgue de son oeuvre. La scène parfaite à ses yeux et aux yeux de Powell.
Ce film qui a inspiré Kika d'Almodovar peut également être présenté comme une critique avant-gardiste de la télé-réalité. Jusqu'où la télévision peut-elle pousser le voyeurisme ? Quel rapport le spectateur doit-il avoir avec ces émissions de télé-réalité ? Ce film se veut une réflexion sur le statut du spectateur, son positionnement dans des scènes où le parti pris narratif et cinématographique n'est plus présent. Scorsese résume parfaitement le film : « J’ai toujours pensé qu’avec Le Voyeur et 8 1/2, tout ce qu’on pouvait dire sur le cinéma était dit. »