La crise morale des générations RDA

Claire Bor
18 Octobre 2012


L’âge d’or est-allemand continue de s’incarner dans les objets de l’époque de la RDA. Témoignant d’une crise européenne morale, ce qu’on appelle l’ostalgie gagne de plus en plus les mentalités.


Dimanche midi quelque part en Thuringe, une brocante. Dans cette partie de l'Allemagne, il y a une vingtaine d'années, ces gens n'avaient que très peu accès aux produits d'imports, aux voitures et autres objets occidentaux de la vie quotidienne. Il fallait économiser 15 ans pour acquérir une Traband. Dorénavant elles se gardent précieusement comme le symbole d'une époque.

Quelques traces du Block sont encore perceptibles. Outre les choucroutes de dames ayant connu leurs meilleures années au cours de la décennie 80, on remarque des drapeaux noirs, rouges et or, balayés d'un marteau et d'un compas : cinq euros le drapeau d'époque RDA. A côté, on trouve des radios obsolètes qui fonctionnent toujours, des chemises en faux jean, des livres d'Histoire à la gloire des camarades pionniers, des fascicules pour bons petits enfants. Autre trouvaille : le mobilier d'époque, qui n'a jamais connu l'apogée du plastique, mais aussi les casquettes russes. Des passants, une étincelle dans les yeux, commentent cette époque révolue où tout le monde avait un travail, et moins de problèmes.

Cet engouement pour les choses du passé a un nom : l'Ostalgie. Bien comprise des plus vieux, elle reste une énigme pour la nouvelle génération. Il n'est pas rare qu'au détour d'un stand ou au bar les conversations convergent vers ces souvenirs à présent exotiques. « Je me souviens de la première fois où j'ai vu un distributeur de savon liquide » jette une trentenaire. « Et les portes automatiques ! » s'exclame une autre. « Les jeunes ne connaissent plus la valeur des choses » peste dans sa barbe un homme, bière à la main. « Avant, avoir un jean C&A, c'était comme avoir une Rolex ».

L'image de disette véhiculée à l'Ouest de ces soixante années est bien plus sombre que la réalité de ces gens-là. A Berlin, quand des touristes venaient en car visiter par curiosité malsaine des quartiers de l'Est, les habitants s'amusaient à mendier. Les revues porno et les CD des Sex Pistols dépassaient les frontières grâce à des réseaux organisés. Ils pouvaient à vrai dire avoir accès à notre culture pop en toute illégalité. Dans les années 60, même la RDA diffusait des publicités... pour des produits uniques telles que l'huile ou la Trabi. Il y avait une culture rock à l'Est, la mode et même des soirées étudiantes.

Les changements opérés ont laissé en vingt ans des traces dans les mémoires. L'exemple de ces enseignants est marquant : privés de leur fonction parce que leurs diplômes ne sont plus reconnus, ils ont dû se diriger vers des institutions moins prestigieuses. Le Gymnasium (lycée d'enseignement général) leur était interdit s'ils ne repassaient pas le nouvel examen. Nombre de leurs confrères sont désormais cloîtrés dans des lycées forestiers, qui accueillent la jeunesse la plus difficile.

L'essor des supermarchés a désorienté les femmes au foyer, qui ne comprenaient pas pourquoi on faisait étalage de tant de produits tous semblables. Avant, elles allaient au centre commercial voir leur boucher et commandaient la viande de la famille toutes les semaines.

L'économie actuelle de l'ancienne Allemagne de l'Est ne s'est jamais développée. Le manque de préparation à la transition entre le communisme et le capitalisme a fait naître à l'Est le sentiment d'une perte identitaire. La génération d'avant la chute du Mur se retrouve souvent à parler de cette période afin de revivre ce passé méprisé. Tout individu a ses anecdotes, partout les restes de cette époques sont encore visibles et des biens de consommation courante tels que le Club Mate (boisson énergisante) ou le Spreewaldgurke (concombre amer) sont toujours vendus en masse. Pour des millions d'âmes, la RDA offrait bien des avantages que le capitalisme n'offre plus : le logement et les emplois assurés, l'entraide et l'impression que la vie est toute tracée.

Ces mêmes personnes ont été observées par leurs voisins et leur famille pendant quarante ans, mais n'ont pas voulu voir leur dossier une fois celui-ci accessible, en 1990. L'omniprésence de la Stasi, les arrestations, le manque de choix sont oubliés, laissant place à la nostalgie d'un temps révolu synonyme d'enfance, d'adolescence et d'une vie simple sans tracas avec l'argent dont ils avaient besoin pour vivre, pas plus, pas moins.