Crédit Scott Olson
C’est le samedi 9 août que Michael Brown, 18 ans, a été abattu par Darren Wilson, policier blanc du département de police de Ferguson. Six balles ont été tirées par l’officier sur un homme dont les témoins disaient qu’il ne semblait pas poser de menace apparente au moment de l’incident, ayant à ce moment-là les mains en l’air. Des proches de Darren Wilson affirme par ailleurs que Michael Brown avait tenté de bousculer violement le policier, ce dernier réagissant ainsi par légitime défense. Les circonstances exactes de la mort de Michael Brown sont encore en discussion.
Le corps de Michael Brown est resté sur le sol pendant quatre heures et il a fallu six jours pour que le nom de l’officier soit dévoilé. Dix jours d’émeutes et de manifestations ont suivi la mort de l’adolescent, les habitants scandant « No Justice, No Peace » (« Pas de Justice, pas de paix ») ou encore « Hands Up, Don’t Shoot » (« Mains en l’air, ne tirez pas ») sans relâche jour et nuit. Certaines manifestations ont été violentes, obligeant la police à utiliser la force et des moyens que les nombreux commentateurs ont jugé disproportionnés.
La militarisation de la police aux Etats-Unis
Comprendre la militarisation des polices locales et d’Etats aux Etats-Unis revient à analyser le rapport particulier que possède l’Etat fédéral américain avec son armée. C’est sous l’administration Reagan qu’a débuté le développement des unités SWAT et leur utilisation dans de nombreuses opérations. Des programmes de coopération entre la police et l’armée ont ainsi été mis en place pour les opérations anti-drogue et c’est à partir de ce moment que des prêts ou des dons de surplus militaire aux départements de police ont commencé. Un chercheur américain, Peter B. Kraska, qui a étudié le phénomène de militarisation de la police aux Etats-Unis a montré que le nombre de raids par les équipes du SWAT est passé de quelques centaines par an dans les années 70, à quelques milliers dans les années 80, a plus de 50 000 par an dans les années 2000. 79% des interventions étant pour des mandats de perquisition dans des affaires de drogues.
En 1988, le Congrès a déclenché le programme Byrne, qui donne la possibilité aux départements de police locaux de recevoir des fonds dans le but d’améliorer la sécurité de ses agents grâce à de l’équipement, du matériel technologique et de l’entraînement. D’année en année, les fonds de cette subvention ont été tournés vers la lutte contre les trafics de drogues. Les politiques aiment particulièrement ce programme leur permettant de montrer les moyens mis en place pour lutter contre les trafics.
L’administration Clinton a quant à elle lancé le programme 10331 en 1996, ayant pour but de partager les armes de l’armée avec les forces de l’ordre pour, à nouveau, lutter contre les trafics de drogue : ce sont plus de 4,3 milliards de dollars d’équipements militaires qui ont été transférés aux polices locales depuis le lancement du programme. Il n’existe pas d’obligation de la part du Pentagone pour que les départements de police possèdent ces équipements, mais leurs prix sont dérisoires et si invendus, les équipements sont détruits. Le prix d’un MRAP2 (un véhicule militaire blindé conçu pour des Engins Explosifs Improvisés) est normalement de 700 000 $, il n’a par exemple coûté que 2 800 $ à la commune de Watertown dans le Connecticut qui compte 22 500 habitants. Un rabais qu’il ne fallait pas rater. Toujours sous la même administration, le programme « Troops to Cops » (« De troupes à policiers ») a été lancé, il donne la possibilité aux départements de polices de recevoir des bourses s’ils engagent des militaires rentrés de combat. Le programme COPS3 (Community-Oriented Policing Services Program) a été mis en place dans le but de promouvoir une approche plus compréhensive des communautés. Ce programme a en fin de compte servi dans de nombreux départements de police à financer les équipes du SWAT, emploi d’argent jugé parfaitement conforme à une approche plus douce et compréhensive par les autorités.
L’administration Bush a fortement réduit les financements pour les programmes Byrne et COPS dans le début des années 2000 en donnant aux Etats et aux localités les compétences en matière du maintien de l’ordre public. C’est l’administration Obama qui a relancé les programmes alors amaigris : le programme Byrne a reçu 2 milliards de dollars en 2009, un de ses plus gros budgets depuis sa création il y a 25 ans, COPS a reçu lui 1,5 milliards, soit une augmentation de 150% de son budget sur celui de 2008, c’est là aussi un de ses plus gros budgets depuis sa création. Le programme 1033 du Pentagone a été largement exploité en 2011, en effet, 500 millions de dollars d’équipements militaires ont été donné aux départements de police. Enfin, les bourses et subventions données aux départements de police à travers le pays de la part du Departement of Homeland Security atteignent un total de 34 milliards de dollars depuis 2001.
Après le 11 septembre, les fonds donnés par le Departement of Homeland Security ont changé d’objectif, passant de la lutte anti-drogue à la prévention du terrorisme sur le sol américain. De plus, la « fin d’une longue saison de guerre » a obligé l’Etat américain à recycler ses équipements et les forces de police se trouvent être le premier marché visé : un article du New York Times publié en juin, évoquait la quantité d’équipements militaires que possédait la police à travers les Etats-Unis.
Crédit New York Times
Les paradoxes et les critiques d’un phénomène répandu
Grâce aux différents programmes de redistribution des équipements militaires, de nombreuses villes ont pu se doter de camions flambant neufs : la ville de Keene dans le New Hampshire, 23 000 habitants, a reçu un camion Bearcat après s’être inscrit au programme 1033 signifiant que « la menace terroriste était d’une portée considérable et souvent imprévisible » mettant en avant son festival annuel du potiron comme potentielle cible d’une attaque terroriste. Il existe des milliers d’exemples comme celui-ci : en Géorgie, dans l’Idaho, en Alabama ou encore dans le Dakota du Nord, des villes de taille moyenne se dotent d’équipement militaire sous couvert d’une potentielle (voire hypothétique) menace terroriste. Parfois même, la menace évoquée pour acheter des MRAP est la capacité des soldats de retour de guerre de fabriquer des bombes artisanales.
Les voix se font entendre au sein même de l’armée sur la façon dont sont utilisés ces équipements, Ferguson en étant l’exemple le plus récent : les consultants militaires se sont étonnés que les policiers mettent en joue des manifestants non-menaçants, alors qu’il est proscrit chez les militaires de mettre en joue une personne si ce n’est pour ouvrir le feu avec le même matériel. L’armée s’est même prononcée contre l’utilisation des MRAP en ville, des camions trop dangereux qui déformeraient les routes.
Les politiques responsables de la militarisation de la police ont pour la plupart été créées et développées dans les années 1990 lorsque les Etats-Unis connaissaient une période de violence importante. Les attaques terroristes sur le sol américain ont chuté de façon importante depuis les années 60-70 et le taux de criminalité a atteint un de ses plus bas niveaux depuis une génération. Bien qu’il y ait de nombreux appels à la suppression de ces programmes, les vidéos de recrutements des départements de police utilisent les scènes violentes de raids du SWAT pour attirer de nouveaux éléments dans leurs équipes. La promotion d’un autre type de guerre, celle faite maison.
Crédit Alarabiya
L’importance de faire le point sur les pratiques policières
Peter B. Kraska, spécialiste des études judiciaires et professeur à L’Eastern Kentucky University avait déjà fait le constat de la militarisation à outrance des forces de police dans un rapport de 1997, notamment avec l’augmentation du nombre des équipes du SWAT depuis 1980. Il n’y a pas eu depuis cette date de rapport aussi complet sur la situation avant 2013 et le rapport de l’American Civil Liberties Union (ACLU).
Depuis 2009, l’Etat du Maryland a mis en place une loi de transparence obligeant chaque agence de police à fournir des informations deux fois par an sur leurs équipes SWAT. En juin 2013, L’ACLU a décidé de mettre en place une vaste étude pour comprendre la militarisation de la police américaine. L’Union a envoyé des formulaires dans 23 Etats pour mieux comprendre l’utilisation, les pratiques et l’armement des équipes SWAT mais aussi le nombre de blessés civils. Les conclusions du rapport sont sans appel : utilisation de méthodes violentes malgré la présence d’enfants, décès de personnes lors de raids d’équipes du SWAT, profilage racial lors des mandats de perquisition, utilisation des équipes SWAT sans preuve d’une menace quelconque. Le rapport fait la liste des nombreux dysfonctionnements et en appelle aux autorités publiques pour encadrer et faire revenir la transparence au sein d’un dispositif qui n’en a jamais eu.
Malgré la récolte de données alarmantes depuis plusieurs années, rien n’avait encore changé. Il a fallu attendre la mort d’un jeune homme noir et des émeutes pour que l’administration Obama ordonne de faire une enquête sur les politiques mises en place pour armer les départements de police aux Etats-Unis. A deux ans de l'élection présidentielle et à quelques mois des midterms, il semble peu probable que Barack Obama prenne une décision sur un sujet si sensible auprès de l’opinion américaine.