Alberto Nisman. Crédit: Radio Uchile
Décrite dans un premier temps comme un suicide, la mort d’Alberto Nisman soulève de véritables interrogations. Le procureur enquêtait sur le dossier AMIA et s’apprêtait à faire des révélations compromettantes sur l’implication de la présidente Cristina Fernández de Kirchner et de hauts responsables argentins dans l’attentat qui avait touché l’Argentine il y a près de vingt ans.
Le décès du procureur
Le 18 janvier, le corps du procureur Alberto Nisman est retrouvé mort à son domicile, tué d’une balle dans la tempe. Le lendemain de sa mort, Nisman devait présenter devant le Congrès un dossier de 289 pages, résultat de son enquête sur le dossier AMIA. Encore aujourd’hui, l’attentat non élucidé contre l’Association Mutuelle Israélite d’Argentine (AMIA) du 18 juillet 1994 est considéré comme l’attaque terroriste la plus importante du pays. Elle avait causé 85 morts et 230 blessés.
Dans son rapport, Nisman accusait la présidente ainsi que plusieurs responsables politiques, notamment son ministre des Affaires étrangères Héctor Timerman, d'avoir couvert l’Iran dans l’investigation sur l’attentat de l’AMIA. Le 14 janvier dernier, soit quatre jours avant sa mort, le procureur déclarait sur la chaine Todo Noticias qu’il existe une « alliance [du gouvernement] avec les terroristes ». Il prétendait pouvoir avancer les preuves d’un « pacte d’immunité, négocié et organisé avec les Iraniens », en contrepartie d’échanges commerciaux, notamment de pétrole, accrus avec l’Iran. Le même jour, Nisman annonçait avoir reçu de nombreuses menaces. Il affichait aussi sa préoccupation concernant sa sécurité, ainsi que celle de ses deux filles, affirmant que cette affaire avait bien sûr radicalement changé sa vie.
Alberto Nisman lors de sa dernière interview télévisée, 14 Janvier 2015. Crédit Youtube
Ancien chef des services de renseignements argentins, Jaime Stiuso, l’informateur principal de Nisman, aurait quant à lui quitté le pays. Aujourd’hui introuvable, il serait la dernière personne à avoir parlé au procureur avant son décès. Il avait rencontré Alberto Nisman en 2004 et depuis, collaborait avec lui sur l’enquête de l’attentat de l’AMIA.
Dissolution des services de renseignements
Dès le 22 janvier, la dirigeante Kirchner est revenue sur ses déclarations initiales en affirmant sur les réseaux sociaux : « Ce suicide, j’en suis convaincue, ne fut pas un suicide. »
Huit jours après le décès de Nisman, la présidente s’est exprimée à l’occasion d’une interview de près d’une heure retranscrite par les médias afin de répondre aux différentes accusations concernant l’implication du gouvernement dans la mort de Nisman : « Je n’ai pas peur. Qu’ils disent ce qu’ils veulent, qu’ils fassent les plaintes qu’ils veulent, que les juges me citent […], mais ils ne me feront pas bouger d’un centimètre par rapport à ce que j’ai toujours affirmé ». Le même jour, la présidente annonçait la dissolution des services d’intelligence argentins (la Secretaría de Inteligencia del Estado), qui seront prochainement remplacés par une Agence fédérale du renseignement. De nombreuses rumeurs ont circulé depuis, affirmant que la dissolution des services de renseignements serait causée par leur implication dans la constitution du dossier à charge de Nisman contre le gouvernement.
Le « 18-F » argentin et la riposte de Kirchner
Christina Fernández de Kirchner lors de son allocution à la nation, 26 Janvier 2015. Crédit Youtube
Le 18 février (« 18-F »), une marche silencieuse organisée par différents procureurs en hommage à leur collègue disparu a réuni près de 400 000 Argentins dans les rues de Buenos Aires. Le rassemblement visait à exiger que justice soit rendue pour Alberto Nisman. Autre objectif de la manifestation : réclamer l’indépendance de la justice et dénoncer l’impunité politique qui sévit en Argentine depuis des décennies. À cette occasion, de nombreuses pancartes reprenaient le slogan « Yo soy Nisman » (« Je suis Nisman »), accusant directement le gouvernement et les services secrets d’avoir commandité le meurtre du procureur.
Dès l’annonce de l’organisation de cette manifestation, le gouvernement a refusé de qualifier cette marche « d’hommage à Nisman », affirmant qu’il s’agissait en réalité d’une véritable « manipulation politique » de l’opposition contre la présidente, « une marche de l’opposition convoquée par les procureurs, appuyée par les juges et par l’ensemble de l’opposition ». En réponse aux déclarations de la présidente, l’Association des Magistrats et Fonctionnaires de la Justice nationale a affirmé que « le pouvoir judiciaire n’est pas un parti, mais l’un des pouvoirs de l’État. Indépendant des autres, tel que doivent l’être les trois [pouvoirs] ».
Aujourd’hui, l’affaire Nisman est sujette à une importante instrumentalisation politique. Elle est au centre d’une grande propagande gouvernementale. Alors que plusieurs juges et procureurs argentins accusent la présidente d’exercer des pressions sur la justice, il est indéniable que les déclarations et contre-déclarations des différents acteurs politiques alimentent un dangereux climat de tensions dans le pays.
Et demain ?
Depuis près d’un mois, l’enquête piétine en Argentine. La procureur Viviana Fein est aujourd’hui chargée d’enquêter sur la mort d’Alberto Nisman. Le procureur Gerardo Pollicita a repris quant à lui l’enquête de Nisman sur l’attentat de l’AMIA.
Sur fond d’antisémitisme et de complot d’État, le décès du procureur Alberto Nisman intrigue profondément, tant en Argentine qu’à l’échelle internationale. Alors que près de 70% des Argentins ne croient pas à la théorie du suicide aujourd'hui, l’affaire Nisman entache profondément l’image de la présidente et de son gouvernement à quelques mois de la prochaine présidentielle d'octobre 2015. L’importante mobilisation des Argentins marque la volonté unanime du peuple d’obtenir davantage de transparence, ainsi qu'une véritable séparation des pouvoirs, notamment judicaire et exécutif. Une affaire loin d’être élucidée.