L'Empire britannique face à ses crimes

28 Mai 2013


Les archives coloniales britanniques rendues publiques l'année dernière ont mis en lumière des tortures commises au Kenya. Dos au mur, le gouvernement pourrait indemniser quelques 10 000 victimes et instaurer une nouvelle jurisprudence en matière de crimes coloniaux. Le mythe de l'Empire exemplaire a du plomb dans l'aile.


Le passé semble bien rattraper la Grande Bretagne, et ce passé-là demande réparation. Depuis le début du mois de mai, des négociations sont en cours entre les avocats du gouvernement britannique et d'anciens insurgés kényans, les Mau Mau, victimes de crimes et de tortures de la part des autorités coloniales dans les années cinquante.

Alors colonie britannique, le Kenya a vu naître la rébellion Mau Mau en 1952, un mouvement insurrectionnel et anticolonial protestant contre l'oppression exercée à l'encontre des Kikuyus, l'ethnie principale dont étaient originaires les rebelles. La révolte Mau Mau a pris la forme d'une guérilla et s'est attaquée autant aux intérêts européens qu'aux intérêts kenyans rangés du côté du régime colonial. Dans ce contexte, s'est exercée la répression la plus sanglante de l'histoire de l'Empire britannique, visant à la fois les combattants Mau Mau et les Kikuyus suspectés de faire partie des rebelles. Entre 80 000 et 300 000 personnes auraient alors été emprisonnées dans des camps. La révolte fut matée en 1956 et le Kenya acquit son indépendance en 1963, tout en intégrant le Commonwealth, l'organisation réunissant autour de la couronne britannique la plupart de ses anciennes colonies.

En octobre 2012, la Haute Cour de justice avait accordé à trois vétérans Mau Mau le droit de poursuivre en justice le gouvernement britannique pour demander réparation. Devant la volonté du Foreign and Commonwealth Office (l'équivalent du ministère des Affaires étrangères) de faire appel de cette décision, le rapporteur des Nations Unies sur la torture, Juan Méndez, avait adressé une mise en garde publique à l'Etat britannique : « Il est de notre avis que la réponse du gouvernement britannique faite aux victimes les plus vulnérables et les plus âgées des tortures commises (et reconnues) par les Britanniques est honteuse »

Le scandale des archives coloniales britanniques

L'élément qui a tout accéléré se trouve être l'ouverture des archives coloniales britanniques, le 18 avril 2012. Les accusations de tortures et d'abus, que le Foreign and Commonwealth Office avait toujours niés, trouvaient soudain un écho officiel et historique. Plusieurs choses ressortent clairement de ces archives. Premièrement, des abus ont bel et bien été commis dans les camps au Kenya : viols, tortures, castrations, meurtres, punitions collectives... Deuxièmement, ces abus étaient connus et couverts en haut lieu.

Ainsi, une des pièces les plus commentées devant la Haute Cour de Justice est une note écrite par Eric Griffith-Jones, l'administrateur de la colonie. Il y écrit que les mauvais traitements infligés aux détenus sont « fâcheusement évocateurs des conditions en Allemagne nazie ou en Russie communiste », mais il conclut cependant que « si nous devons pêcher, nous devons le faire en silence ». L'Etat savait et a gardé secrets ces documents pendant une soixantaine d'année, quand il ne les a pas purement et simplement détruit. C'est le troisième enseignement qui ressort de l'étude des archives coloniales. Selon les estimations, près de 80% de celles-ci auraient été détruites par les autorités. Une autre partie, non négligeable, demeure encore secrète.

Déni ou ignorance ?

L'Etat britannique s'est ainsi retrouvé dos au mur après la publication de ces documents, n'ayant d'autre choix que de reconnaître les crimes commis. Jusqu'alors, la défense gouvernementale consistait d'une part à plaider la prescription, et d'autre part à rediriger toute plainte vers l'Etat kenyan, légalement responsable depuis l'indépendance de 1963.

Ce système de défense est évocateur de la mentalité britannique au sujet des anciennes colonies. Le mythe de l'Empire britannique, civilisateur et bienfaiteur, a été largement diffusé et perdure encore au travers du Commonwealth. Dans l'imaginaire commun, et même chez certains historiens, la colonisation britannique reste un exemple de tolérance, à l'inverse de la colonisation française en Algérie par exemple.  De fait, malgré l'ampleur des implications politiques et historiques, l'ouverture des archives coloniales en avril 2012 n'a été relayé que par The Economist et The Guardian. Dans un article intitulé « Deny the British empire's crimes? No, we ignore them  ». L'éditorialiste du Guardian, George Monbiot, dénonçait alors l'aveuglement de la société britannique et rappelait les travaux de Caroline Elkins, professeure à Harvard et lauréate du prix Pulitzer en 2006 pour son livre Britain's Gulag : the brutal end of the Empire in Kenya. Après dix ans de recherches, elle y décrit les horreurs infligées aux prisonniers et conteste les chiffres officiels en affirmant que la quasi totalité de la population kikuyu, environ un million et demi de personnes, a été détenue dans des camps de travail. De tels travaux ne sont pas niés, ils sont simplement ignorés.
© Pierre Lecornu

L'effet boule de neige

Même si le ministère des Affaires étrangères a déclaré souhaiter qu'un débat soit organisé sur le passé colonial, les négociations entamées début mai avec les vétérans Mau Mau révèlent une volonté d'étouffer l'affaire le plus rapidement possible. 10 000 personnes au Kenya pourraient être concernées par les éventuelles réparations. Mais l'Etat craint que l'indemnisation des Mau Mau fasse boule de neige et que d'autres voix se lèvent pour réclamer elles-aussi des réparations, comme celle des anciens rebelles d'EOKA, une organisation qui luttait contre l'occupation britannique à Chypre à partir de 1955. De nouvelles plaintes, venues des quatre coins de l'Empire britannique, écorneraient encore un peu plus l'auréole qui figure sur le drapeau du Commonwealth.



Auteur à deux têtes, métaphoriquement schizophrène : Pierre est aspirant journaliste, Pierrot… En savoir plus sur cet auteur