Jimmy P : Desplechin prend Del Toro par les cornes

11 Septembre 2013


Imaginez : un film français tourné aux Etats-Unis sur la psychanalyse faite par un Hongrois juif sur un Amérindien, interprété par un espagnol d’origine portoricaine. Le voilà en chair et en images, le véritable choc des cultures. Et il a un nom : Jimmy P. Son réalisateur, Arnaud Desplechin adapte, avec pudeur, intimité et une beauté rare, ce livre autobiographique de Georges Devereux, le créateur de l’ethnopsychiatrie, « Psychothérapie d’un Indien des plaines ».


Photographie extraite du film
Il réussit là où tant ont échoué : faire un film sur la psychanalyse intelligent, qui ne fait pas sombrer le spectateur dans un ennui profond (ou presque). Sobre mais émouvant, Desplechin signe une des ces plus belles œuvres, grâce à la prestance de deux acteurs magistraux, Benicio Del Toro, notamment, qui livre ici l’interprétation la plus émouvante de sa filmographie.
 
Jimmy Picard, américain blackfoot, revient traumatisé et blessé de la Seconde Guerre mondiale. Mais si l’hôpital psychiatrique qui le traite pense à la schizophrénie assez précipitamment, le « psycho-anthropo-ethnologue » Georges Devereux, interprété par Mathieu Amalric, décèle une blessure bien plus profonde. « Une blessure de l’âme ». C’est ce dernier qui va alors chercher à soigner Picard à travers une psychanalyse qui tournera autour de son passé d’Amérindien. Autour de cette relation patient-docteur, se construit une vraie confiance et une complicité rare.
 
Le scénario n’est pas folichon, voire classique. Et d’un point de vue psychanalytique, les bases ne sont pas très originales. Soit. Mais il ne faut pas oublier que cette histoire se déroule au début des années 1950, et que les études psychologiques étaient encore encloses dans les carcans freudiens. Surtout, il ne faut pas oublier que Desplechin adapte une histoire déjà toute racontée dans un livre très riche en détails. En cela, la prise de liberté est extrêmement limitée et l’on ne peut reprocher au cinéaste d’avoir suivi le livre de si près. Par ailleurs, certains côtés sont plus développés que dans l’œuvre originelle, notamment autour du personnage de Devereux lui-même, et de son histoire avec Madeleine. Mettons ces aspects de côté maintenant pour mieux apprécier le reste.
 
Car plus qu’un film sur la psychologie, Jimmy P est un film sur les relations humaines. Nous ne suivons pas une thérapie, mais des conversations amicales, avec leurs hauts et leurs bas. Nous suivons le trajet de deux hommes que le hasard a réunis, sur une trame de thérapie. Cependant, cette dernière devient presque accessoire. On sent le besoin latent chez Devereux d’aider ce cher Jimmy. Mathieu Amalric, alternant entre sensibilité véritable et excentrisme à la Amalric, trouve un équilibre dans ce personnage complexe, et évite de justesse de tomber dans la caricature. Ce que l’on retient, et qui nous hante en sortant du film, c’est la présence de Benicio Del Toro. Ce monstre cinématographique nous avait habitué à des rôles de gangsters plus ou moins exubérants et impressionnants (Usual Suspect, Snatch, 21 Grammes, Savages). Ici, tout est dans la réserve, dans la douceur. On reconnaît quelque chose du chef de Vol au dessus d’un nid de coucou de Milos Forman (1975), chez ce géant indien reclus sur lui-même.

Dans sa fidélité, dans sa sincérité, dans son émoi et son attachement, ces deux personnages se rejoignent véritablement. Mais ce qui est plus frappant encore, ce sont ces scènes de crise. Plus qu’un certain malaise, Jimmy se retrouve dans une douleur physique qui semble insupportable et que Benicio Del Toro joue très simplement mais avec une efficacité implacable. Le spectateur prend une véritable leçon de cinéma.
 


Photographie extraite du film
Cependant, il ne faut pas oublier l’incroyable travail d'Arnaud Desplechin. Sa photographie toute en légèreté ne fait que mettre en valeur ces rapports humains qu’il chérit tant. On ressent cette timidité qui ne touche pas que les personnages, mais également le cinéaste se trouvant sur un terrain inconnu, celui de l’oncle Sam. Le recul qu’il prend face à la mise en scène n’est que salutaire, dans une œuvre où le mot d’ordre serait « sobriété ». Le style Desplechin auquel nous sommes habitué aurait empêché la retransmission de cette charge émotionnelle omniprésente dans l’œuvre originelle. En s’assagissant, il ne laisse ainsi transparaître que l’essentiel, c’est à dire le jeu des acteurs qui prend alors le dessus.

Seules les scènes oniriques permettent au réalisateur de laisser cours à son imagination et de nous faire voyager. Au même titre, les flash-backs de Picard donnent la possibilité à Desplechin d’apporter à l’œuvre quelques aspects de western fordien, dans les couleurs, la musique, les cadres, les paysages. Référence par ailleurs prononcée par le cinéaste, dans une scène, où les deux protagonistes se retrouve dans une salle obscure devant Vers sa destinée de ce même John Ford (1939). Même si l’équilibre n’est pas toujours présent entre ces scènes de rêves et le reste du film, qui a tendance malheureusement à être long, lent voire presque lassant par moment, l’ensemble reste d’une cohérence incontestable, et permet au film de s’élever à ce qu’il prétend être.
 
Au final, ce face-à-face, incongru sur le papier de par les différences entres les deux hommes (origines, statuts sociaux, langues, et la liste est longue), émeut. Ce western freudien est une véritable ode à l’amitié, à la confiance. Malgré quelques lenteurs bien pesantes, le réalisateur réussit à retranscrire l’œuvre de Devereux avec brio. Le pari était osé : dans un monde où les blockbusters américains trustent le box office mondial, proposer un film-dialogue sur la psychanalyse de deux heures n’était pas évident. Mais la caméra d’Arnaud Desplechin, accompagnée de la magistrale interprétation de Benicio Del Toro, permet à ce défi cinématographique d’être amplement réussi.



Étudiant à Sciences-Po Paris, 2ème année. Cinéphile averti depuis 1993. En savoir plus sur cet auteur