J’étais à Kiev le 18 février 2014

Louis Blanchard, à Kiev
22 Février 2014


La place Maïdan, théâtre des manifestations anti-gouvernement à Kiev, avait connu ces dernières semaines un calme relatif. Dimanche 16 février, les opposants évacuaient la mairie, avant que le gouvernement ne libère 234 manifestants en signe d’apaisement. Deux jours plus tard, l’assaut des policiers antiémeute, le Berkut, faisait 25 morts. Récit d’un basculement dans le chaos.


Nous sommes le 18 février, 10h30, place de l’Indépendance. Un étrange sentiment d’insécurité s’installe à la sortie du métro Maidan Nezaleznhosti. En sortant de l’escalator, deux individus inquiétants dans la semi-pénombre regardent les passants de travers ; gardiens d’escaliers encombrés de pneus et fils barbelés qui vomissent un bruit sourd et saccadé.

Ce bruit, c’est le hard rock ukrainien que crachent les enceintes de la scène. Sous le soleil, la place a des airs de kermesse géante : des passants déambulent, prennent des selfies devant les monuments aux couleurs de l’Ukraine et de l’Union européenne, des camionnettes proposent du café.

Ces dernières semaines, la vie ici a repris ses droits. Mais elle conserve les séquelles de l’occupation : des manifestants encagoulés déjeunent au McDonald, une fashionista en manteau-fourrure sort du magasin Zara et se mélange à la foule des uniformes militaires. Les barricades, toujours gardées par quelques vétérans, ressemblent à des attractions pour les touristes. Et l’on n’est pas surpris quand un individu en costume de Bugs Bunny nous propose de prendre une photo devant la statue de l’Archange Michel.

Du haut de la colline qui surplombe la place, à l’ombre du Centre International de la Culture et des Arts – fermé pour l’occasion, le sentiment de quiétude se confirme : une mer de drapeaux et de tentes, quelques centaines de personnes, une ambiance bon enfant. Plusieurs groupes armés de casques et de bâtons semblent se diriger vers la rue Instytutska ; et entre deux chansons, des explosions se font entendre au loin.

11h20, premier checkpoint

Passée une barricade de sacs de sable, sur laquelle trône une tour de guet en bois, une longue procession remonte la rue. A mesure que l’on s’éloigne de la place, le bruit des explosions se fait plus pesant, auquel s’ajoute celui des objets métalliques frappés contre les réverbères et le brouhaha de la foule.

Une barricade se dresse sur la gauche. Trois camions, placés en travers de la route, sont recouverts de graffitis de fleurs. Les policiers sont montés dessus, et des opposants tentent de les convaincre de descendre, de leur côté cette fois. En vain.

La foule se fait de plus en plus dense, les bruits se précisent et se révèlent mélodieux. Une femme entre deux âges chante en frappant un poteau, plus loin une cornemuse joue l’hymne européen. Quelques individus descellent les pavés des trottoirs pour d’obscures raisons. Et tout à coup, tout ce monde applaudit : à quelques mètres de là, quelqu’un a mis le feu à la barricade.

15h – checkpoint 2

Les flammes s’élèvent, et la fumée encombre le corridor de la rue. Une lance à incendie est actionnée de l’autre côté, un jet d’eau surgi de nulle part. Un pavé, puis deux, fusent vers sa direction, et spontanément, la foule s’organise : une chaîne humaine prend forme pour acheminer les pierres vers un premier groupe, près de la barricade, qui se charge de les casser en morceau. Des francs-tireurs portant masques à gaz, protections de hockey ou tout simplement un bonnet, se chargent d’envoyer les projectiles par-delà le mur de flamme, vers l’ennemi invisible.

Second vivat : des manifestants se sont postés sur le toit de l’immeuble à proximité et agitent un drapeau ukrainien. Rapidement, des policiers armés de fusils à pompe prennent place derrière une cheminée et les font reculer. Si bien que les forces de l’ordre parviennent à descendre jusqu’à la porte donnant sur la rue occupée. Une rangée de boucliers et quelques pierres se chargent de les maintenir à l’intérieur. De l’autre côté de la rue, une seconde barricade trace la limite entre les opposants et, à une centaine de mètres de là, une ligne de policiers.

Il est environ 15h30 quand le Berkut charge. Renversant la barricade, une nuée de boucliers en métal et de casques noirs transperce la foule. Les matraques s’agitent à tout-va, s’abattent sur l’individu le plus proche –opposant, journaliste, simple curieux – sans discrimination. Mais l’objectif des soldats du régime est de faire la jonction avec leurs pairs, de l’autre côté de la barricade en flamme : ils se regroupent en bloc au centre du carrefour.

C’est le signal pour la contre-attaque : les manifestants se regroupent et encerclent rapidement les policiers, et une pluie de pavés et de cocktails Molotov s’abat sur ces derniers. En l’espace de quelques minutes, les officiers du Berkut sont poussés à battre en retraite.

Les opposants reprennent rapidement leurs positions. On évacue quelques blessés avec l’unique ambulance disponible ; les autres, il faudra les porter. Plusieurs manifestants insultent, poussent et frappent un policier qui a eu le malheur d’être séparé du groupe. Son crâne est maculé de sang, mais il réussit à tenir debout. Une manifestante en imperméable jaune surgit pour l’entourer de ses bras, et chasse les corbeaux de la vindicte populaire.

Les civils réussiront à tenir la rue encore quelques temps ; au moins jusqu'au soir. Mais l’ultimatum formulé par Ianoukovitch les forcera à prendre une décision : rester, et subir l’assaut des blindés et du berkut armé de fusils d’assaut ; ou partir. Nous sommes le 18 février, il est 18h, l’ultimatum expire : beaucoup ont décidé de rester. Dans la nuit du 18 au 19, 25 opposants seront tués au cœur du brasier de Maïdan en flammes. 


Photos : Hugo Mathy - Tous droits réservés