Istanbul : l'éveil de la société civile turque

Lou Bachelier-Degras, correspondant à Istanbul
8 Juin 2013


En Turquie, les manifestations battent leur plein. Il semblerait que des Turcs de tout âge se liguent contre un pouvoir politique qui les met trop à l'écart des décisions. Comment expliquer un tel raz-de-marée dans un pays aussi prospère ? Le Journal international vous livre son enquête.


Les manifestants ont tenté d'échapper au gaz lacrymogène (ici, par la rue Istiklal) © Lou Bachelier-Degras
En dix ans d’une politique menée par le Parti de la justice et du développement (AKP) et incarnée par R. T. Erdogan, Ankara a reconquis une place centrale dans l’équilibre moyen-oriental, servant de modèle aux populations des pays arabes s’étant soulevées contre leurs despotes. La Turquie ne peut être comparé à la majorité des pays arabes. Son système politique est démocratique, avec des élections libres et multipartites depuis plus de cinquante ans. Il jouit également d'une mixité et d'une diversité culturelle dont il se vante hors de ses frontières.

Par ailleurs, dans la dernière décennie le revenu par habitant a triplé et son taux de croissance est le second au monde après celui de la Chine. Comment expliquer que ce pays phare du Moyen-Orient soit traversé d'un mouvement de contestation spontané d’une ampleur jamais connue dans la République d’Atatürk auparavant ?


Un printemps turc ?

Bien que réélu en 2011 avec près de 50% des voix, Erdogan cristallise les  rancœurs d’une partie de la population turque. Tandis que l’actuel homme fort du gouvernement a lancé une série de projets de grande envergure à travers le pays pour le moderniser en vue du centenaire de la République en 2023, sa manière de gouverner s’est faite plus tranchante, ne souffrant aucune contradiction. Avec 327 députés sur 550, l'AKP peut faire passer les lois qu’il veut.
 
C’est ainsi qu’a été décidé un projet d’aménagement urbain d’Istanbul. Au cœur de la mégapole turque, l’ancien maire d’Istanbul a décidé de raser un parc public attenant à l’une des places les plus vastes, les plus empruntées et les plus symboliques de la Turquie : la place Taksim. Ce parc de 700 arbres, dessiné par l’urbaniste Henri Prost en 1940, a été implanté sur d’anciennes casernes ottomanes, rasées. Le projet d'Erdogan est de rebâtir ces casernes pour en faire un centre commercial et culturel. Or, l’avenue piétonne Istiklal, empruntée par un million de personnes chaque jour, et qui débouche sur la fameuse place est déjà garnie de centres commerciaux et de boutiques. De plus, Taksim est fermée au Nord par un monument érigé à la gloire de cette République laïque voulue par le premier président du pays, Mustafa Kemal Atatürk : le Centre culturel Atatürk, opéra moderne, temple d’une culture laïque et occidentale.

Les événements du 31 mai et du 1er juin

Sachant la destruction du parc imminente, des militants écologistes ont décidé d’occuper pacifiquement le parc Gezi – telle Alkim, jeune étudiante en communication, qui était dans le parc dès le mercredi 29 mai, pour qui la décision de couper les arbres n’était pas légale. Il se rappelle : « Il y avait vraiment une très bonne ambiance dans le parc, festive. Il y avait de la musique… on n’a pas compris la violence de la police… ».
Le vendredi 31 mai à l’aube, les quelques occupants du parc se sont fait expulser à coup de gaz lacrymogène et de canons à eau par la police, chargée d’évacuer le parc pour que les travaux puissent débuter. La police a brulé tentes, instruments de musique et autres affaires présentes.
 
Cette violence policière contre des manifestants pacifiques a été le geste en trop. Des centaines puis des milliers de jeunes ont afflué vers la place Taksim, déjà quadrillée de policiers anti-émeute. Aux alentours de 15h les abords du parc, occupé par des policiers, étaient encore largement accessibles, de-ci de-là autour de la place éclataient quelques grenades lacrymogènes.

Il faut imaginer une place habituellement point névralgique du réseau d’autobus d’Istanbul, traversée quotidiennement par des milliers de travailleurs, étudiants, touristes, vidée en quelques minutes et entièrement recouverte de gaz.
 
A partir de 16h, les policiers, épaulés de canons mobiles à eau, tiraient leurs grenades lacrymogènes en tout sens sur la place et aux alentours, ne laissant pour seuls abris aux quelques passants restant que les boutiques de la place, tant elle était saturée de gaz. Les quelques touristes passant malencontreusement par là couraient, le visage déformé par la douleur, s’abriter dans les magasins et hôtels les plus proches, fermant la clef derrière eux. Quant aux jeunes manifestants voulant en découdre avec la police, où simplement refusant de se laisser faire, ils étaient refoulés sur l’avenue Istiklal par les canons à eau. Néanmoins tandis que la place était vidée par la police, l’avenue Istiklal se remplissait de milliers de contestataires.
 
Les affrontements avec la police ont duré toute la soirée et une partie de la nuit aux abords de la place Taksim. A une heure du matin, l’avenue Istiklal était vide, mais l’air était irrespirable sans foulard. Après encore une matinée de violents affrontements, la police s’est retirée de la place Taksim dans le courant de l’après-midi, sur ordre du Président de la République, M. Abdullah Gül.
Une des tentes installées au parc Gezi © Lou Bachelier-Degras

La conscience Gezi ?

Si l’ancienne capitale ottomane a donné le signal de départ des contestations, l’actuel mouvement touche les principales villes du pays, y compris Ankara – la capitale politique du pays, réputée conservatrice. En une semaine on recense plus de 4 355 blessés, selon le syndicat des médecins turcs, et trois morts à travers le pays, ainsi que plus de 90 manifestations recensées par le ministère de l’Intérieur turc.
 
Depuis que la police s’est retirée du parc Gezi samedi, la place Taksim attenante et l’espace vert sont devenus des lieux privilégiés d’expression, de défoulement libertaire. Si samedi matin, l’avenue Istiklal ressemblait plus à Bagdad en 2003 qu’à l’équivalent des Champs Elysées, les dégradations publiques ont été assez limitées. La place et le parc ont été protégés par des barricades afin d’empêcher, ou de ralentir le retour des policiers anti-émeute, donnant à cet espace en haut d’une colline, un air de forteresse.
 
Tous les moyens d’expression ont été mobilisés : street art, performances, meetings, tentes d’associations, concerts gratuits, distribution de tracts, construction d’une bibliothèque avec des pavés,… et les conversations spontanées des gens dans le parc. Outre la violence des affrontements les premiers jours à Istanbul, et des jours suivants dans d’autres villes du pays, ce qui marque à Gezi, c’est ce sentiment de joyeuse liberté. Il n’y a plus que des piétons sur la place Taksim et des personnes venant de tous les horizons, tous les âges de cette Turquie occidentale et européenne.
Une bibliothèque a été construite dans le parc Gezi © Lou Bachelier-Degras

Tous les âges en marche pour la liberté

Un sondage réalisé par des enseignants de l’université Bilgi auprès de manifestants donnait les principales raisons d’aller manifester : pour 92% des sondés, il s’agissait de lutter contre l’autoritarisme du Premier ministre. Viennent tout de suite après les violences policières, pour 84% dont le silence des médias turcs sur les incidents policiers. Enfin pour 56% d’entre eux la destruction du parc. Sur les 3 000 personnes interrogées, 70% ne se reconnaissent pas dans un parti politique et 64% d’entre eux ont moins de 30 ans.
 
Si ce sont les jeunes qui défilent massivement à Taksim et Besiktas (le quartier où sont installés les bureaux stambouliotes du Premier ministre), dans plusieurs quartiers d’Istanbul, plus ou moins conservateurs, les personnes plus âgées montrent leur solidarité aux manifestants en tapant dans leurs casseroles chaque soir depuis une semaine à 21h, durant plus d’un quart d’heure.
 
Lorsque l’on interroge les Turcs présents dans le Parc Gezi, le premier mot qui revient est « la liberté ! ». Pour Hilay, étudiante à Galatasaray, Erdogan intervient trop dans la vie privée des gens en leur disant comment vivre ou en les remettant directement en cause. Sont visées les déclarations du Premier ministre qualifiant d’ « alcoolique » toute personne buvant de l’alcool, ou encore ses discours sur la nécessité de faire trois enfants. Mais aussi des projets remettant en cause la contraception et l’avortement, ou encore cette loi votée tout dernièrement restreignant la vente d’alcool.
 
Pour Kadir, étudiant en école d'ingénieur, ce qui compte, ce n’est pas tel ou tel parti au pouvoir mais le respect des citoyens et la nécessité de rappeler qu’un homme politique ne peut pas tout faire. La force de ce mouvement, pour lui, est d’avoir fédéré des acteurs politiques qui auparavant étaient opposants, comme les Kémalistes et les Kurdes, ce qui est nouveau. La chose la plus importante à ses yeux est la liberté d’expression, rappelant qu'Erdogan a déclaré n’avoir rien à demander au peuple, faisant ce qu’il voulait. C’est contre cette idée qu’il se bat depuis une semaine, au détriment de ses études. Pour remettre du dialogue dans la société turque.
 
Ce que dénoncent ces milliers de jeunes qui préfèrent distribuer de la nourriture et de l’eau à des inconnus dans le parc plutôt que de passer leurs examens de fin d’année, ce sont ces pressions sur leur mode de vie et l’absence de dialogue entre la société civile et le pouvoir politique. Depuis le coup d’Etat militaire de 1980, le monde associatif et culturel a perdu de son importance, les conditions coercitives ayant empêché sa renaissance sont toujours en place (il faut 12 personnes minimum pour monter une association contre 3 en France). Lorsque l’on se balade dans le parc Gezi autogéré depuis une semaine, village utopique entre les arbres, on voit nombre de tentes d’associations, de syndicats de ce que l’on peut appeler le « camp progressiste » turc.
 
Si ce mouvement peut finir à tout moment, la place Taksim et ce parc seront devenus un symbole pour de nombreux Turcs. Pour Melda, étudiante en communication, ce mouvement a été un déclic : « Avant j’avais peur d’aller manifester, d’être seule. Maintenant je dois être là, je ne peux pas rester chez moi alors qu’on a peut-être l’une des seules opportunités de changer quelque chose ! » C’est peut-être ce qu’il y a de plus beau dans ce mouvement :  il a fait naître chez des jeunes Turcs une volonté de s’investir et un espoir de changement.